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Aristocrate libéral, Alexis de Tocqueville fut incontestablement l'un des plus grands penseurs du 19e siècle. En 1831-1832, ce magistrat français effectue un voyage en Amérique lors duquel il passe une douzaine de jours au Bas-Canada à la fin de l`été 1831. Suite à ce voyage, il rédige De la démocratie en Amérique, une brillante ANALYSE socio-politique de la civilisation américaine et demeuré un ouvrage classique.Durant son voyage au Bas-Canada, il séjourne notamment à Québec et à Montréal où il discute avec quelques membres de l`élite bas-canadienne, dont les députés John Neilson et Dominique Mondelet (VALLÉE, 1973: 86-88; 93-99). Sur ce séjour, qu'il semble apprécier énormément, Tocqueville laisse des notes éparses dans ses œuvres et dans sa correspondance. Brossant un tableau global de la société bas-canadienne, ces notes ont une valeur documentaire en raison de la grande acuité de l`observateur. Bien que son point de vue demeure ethnocentrique et peu documenté, il demeure d`une grande lucidité. Croyant qu`il ne subsistait rien de la présence française en Amérique, Tocqueville est agréablement surpris de découvrir au Bas-Canada une "race forte", un petit peuple majoritairement français, paisible, agricole, prospère, hospitalier, dont les mœurs sont équilibrées, religieuses sans excès et imprégnées de tradition. Il établit clairement une différence entre les Canadiens et les Anglais, deux "races distinctes" dont les différences se reflètent dans leurs valeurs. Si la "race canadienne" lui paraît quelque peu ignorante par rapport aux Américains, elle lui semble "supérieure quant aux qualités du cœur" (VALLÉE, 1973: 100). Il apprécie le fait que les Canadiens rejettent l`utilitarisme et l`esprit mercantile inhérents aux valeurs anglo-américaines. Il réalise toutefois que les Canadiens sont influencés par ces dernières, notamment par la recherche de l`égalitarisme inhérent à la démocratie américaine. C`est avec émotion et étonnement que Tocqueville constate l`étendue des ressemblances entre les Français et le "Français du Canada": gai, entreprenant, vif, bavard, railleur, emporté, ouvert, avide de gloire, sociable, serviable, fier de ses origines et plus instinctif que raisonné (VALLÉE, 1973: 109). Attachés à leur religion et leurs traditions, les Canadiens sont xénophobes et refusent de s`éloigner des leurs pour coloniser un arrière pays pourtant plein de possibilités. Craignant une éventuelle fusion culturelle avec les "Anglais", Tocqueville se réjouit du fait que la religion constitue "un obstacle aux mariages entre les deux races". La "classe d`hommes" qu`il craignait le plus "pour le sort de la population canadienne" est l`élite anglaise et canadienne profondément "anglaise de mœurs, d`idées" (VALLÉE, 1973: 101-102). Tocqueville craignait également la soumission de l`élite canadienne au pouvoir colonial, l`arrivée massive d`immigrants et une apathie généralisée des Canadiens. Tocqueville considère que la Conquête fut un événement tragique pour le peuple canadien. Il est convaincu que les Canadiens sont "faits pour former un jour une grande nation française en Amérique" (VALLÉE, 1973: 114). Il lui semble aisé de constater "que les Français sont le peuple vaincu", car bien que ceux-ci soient majoritaires, l`élite bas-canadiennes est essentiellement anglophone. Même si le français "est presque universellement parlé, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu`aux enseignes des marchands français sont en anglais. Les entreprises commerciales sont presque toutes en leurs mains. C`est véritablement la classe dirigeante du Canada. Je doute qu`il en soit longtemps ainsi" (VALLÉE, 1973: 88). Plusieurs autres indices prouvent que Tocqueville remarque une animosité latente entre les deux peuples et qu`il pressente de profonds bouleversements à venir : "Tout annonce que le réveil de ce peuple approche" (VALLÉE, 1973: 101). Il remarque également l`enthousiasme avec lequel l`élite bas-canadienne devient "éclairée" et s`oppose farouchement aux "Anglais". Cependant, il note que la haine des Canadiens "se dirige plus encore contre le gouvernement que contre la race anglaise en général" (VALLÉE, 1973: 104). Dans une lettre datant du 3 janvier 1838, Tocqueville commente les rébellions ayant eu lieu l`année précédente au Bas-Canada (VALLÉE, 1973: 168-170). Mal informé, il se limite à des conclusions générales mais semble avoir bien compris l`esprit initial des rébellions. Il écrit : "À l`époque de mon passage, les Canadiens étaient pleins de préjugés contre les Anglais qui habitaient au milieu d`eux, mais ils semblaient singulièrement attachés au gouvernement anglais qu`ils regardaient comme un arbitre désintéressé placé entre eux et cette population anglaise qu`ils redoutaient". Il dit ignorer comment la situation a pu dégénérer, mais il a "peine à croire que l`administration coloniale n`a pas quelques reproches à se faire". Vincent Fontaine
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