|
Tiré de L'Action nationale, 88, no 3, mars 1998, p. 137-146
Entre 1808 et 1811, après maintes querelles, une nouvelle prison est érigée au Champ-de-Mars à Montréal. Rapidement exiguë, et malgré d'importants travaux, on préfère en construire une nouvelle en 1826 sur un terrain voisin. L'architecte George Blailock de Québec en dessine les plans.
Les débats autour de la réforme du système pénal et les événements de 1837-1838 retarderont la mise en chantier. En 1830, on choisit définitivement le site: en bordure du fleuve, dans le Sud-Est de la ville au lieu-dit "Pied du Courant", délaissant ainsi l'emplacement de la prison du Champ-de-Mars. L'utilisation de l'eau du fleuve et l'élévation du terrain en font un site idéal. Un an plus tard, l'architecte John Wells est désigné pour superviser la construction . En 1835, les commissaires responsables du projet déclarent que la prison peut être ouverte. Pourtant la construction n'est pas terminée. On ouvre la prison en 1836 mais elle ne sera achevée qu'en 1840 après de nombreuses modifications.
Une conception moderne
Jusqu'au XVIIIe siècle, la prison est le plus souvent synonyme de cachots où les prisonniers attendent leur sentence. Comme lieu de réhabilitation et de détention préventive, elle n'est pas tout à fait rentrée dans les mœurs. Cependant on construit, au début du XIXe, en Europe et aux États-Unis, notamment en Pennsylvanie, un nouveau type de prison qui donne la préférence à l'emprisonnement individuel
[début de la p. 138 du texte original]
avec travail en atelier le jour. Autour d'un bloc central, sont disposées dans les ailes, les cellules séparées par un couloir. Les cellules donnent sur l'extérieur pour permettre un éclairage et une ventilation individuels. Ce système dit "Philadelphie" est à l'origine de la plupart des prisons dans le monde.
Par ses dimensions, sa conception et la répartition des cellules, la prison du "pied du Courant" y ressemble. La façade de la prison originelle comprenait un avant-corps central de trois étages, en plus du rez-de-chaussée surmonté d'un fronton triangulaire et deux ailes de deux étages, avec une toiture en pavillon.
Les cellules sont réparties de façon symétrique sur chaque étage et selon la nature du crime. Au sous-sol, les cellules assez spacieuses sont destinées aux condamnés. Les cellules du rez-de-chaussée, plus étroites, sont occupées par ceux dont les peines sont plus légères. Au premier, dans des cellules de même dimension, logent les prévenus. Au deuxième, on retrouve, dans des cellules plus confortables, les mauvais créanciers. Enfin, au dernier étage du bâtiment central se situent la chapelle et les dortoirs des prisonniers affectés à l'entretien de la prison.
Les fenêtres, plus ou moins évidées selon l'étage, sont terminées en demi-cercle et en enfoncement dans le mur en pierre grise. Au rez-de-chaussée par exemple, seul le demi-cercle est ouvert mais doté de barreaux. Au dernier étage, une ouverture carrée en plein milieu de la fenêtre est percée. Les arcs plein-cintre des fenêtres, les bandeaux et le fronton triangulaire du bâtiment constituent l'essentiel de l'ornementation correspondant tout à fait à l'architecture néoclassique des années 1820-1850.
La conception de la prison est très novatrice pour l'époque. Elle est inspirée du modèle avant-gardiste américain et son architecture est audacieuse. Pourtant elle n'est pas parfaite. Les bâtiments annexes devant servir au travail des prisonniers tardent à être construits, rendant le bâtiment principal vite exigu. Le grand nombre de prisonniers en 1837-1838 ne permettra pas de respecter l'emprisonnement individuel. Les divisions intérieures en briques et les voûtes des cellules empêcheront en 1852 d'apporter des modifications sous peine de graves dommages à l'édifice.
Les patriotes
Après les troubles de 1837, environ 500 patriotes sont emprisonnés à Montréal, dont bon nombre d'entre eux au Pied du Courant. En juin,
[début de la p. 139 du texte original]
Lord Durham amnistie la plupart des prisonniers. Mais ce sont 816 patriotes qui seront arrêtés après l'insurrection de 1838 dans la région de Montréal, 18 à Québec, 19 à Sherbrooke et 2 aux Trois-Rivières. Cent huit patriotes sont traduits en cour martiale, les autres étant libérés. Sur ce nombre, 12 seront exécutés sur l'échafaud installé devant la prison, 58 déportés en Australie, 2 bannis et 27 libérés sous caution.
Quant aux proscrits, ils sont embarqués à Montréal le 26 septembre 1839 sur le British American jusqu'à Québec puis jusqu'à destination (Bermudes et Terres australes) sur le voilier Buffalo. L'amnistie générale est proclamée le 1er février 1849. En 1852, grâce à la ténacité de Louis-Hippolyte Lafontaine, des indemnités sont versées à ceux qui avaient subi des dommages matériels. Ce ne se fit pas sans contestations puisque l'on alla jusqu'à incendier le Parlement à Montréal.
Les transformations
Le surpeuplement de la prison pendant les événements de 1837-1838 a rendu la prison insuffisante. La réforme du système pénitentiaire soulignera davantage que l'édifice présente de nombreuses lacunes. L'incendie de 1843 endommagera considérablement la toiture. On envisage, en 1846, puis en 1851, la construction d'une aile supplémentaire. Les inspecteurs des prisons prônent un aménagement de type auburnien . On transfère les prisonniers et on démolit les divisions existantes. On entreprend alors l'élargissement de l'aile afin de pouvoir dégager les couloirs le long des murs extérieurs .
[début de la p. 140 du texte original]
En 1873, alors que la prison est passée, depuis la Confédération, sous juridiction provinciale, on propose à nouveau, mais en vain, des projets d'agrandissement. On démolit quand même le mur d'enceinte et on recule le portail afin de permettre la construction de la rue Craig.
La fin de la Prison des Patriotes
Ce n'est qu'en 1890, alors que les conditions sont misérables, qu'Honoré Mercier décide de fermer la prison. Un terrain est acheté au Sault-aux-Récollets afin d'ériger un nouvel édifice. Malheureusement, le projet est retardé et, en attendant, on préfère ajouter une nouvelle aile à la prison en 1892.
En 1894, le gouverneur de la prison, Charles-Amédée Vallée, se fait construire une résidence sur le terrain même de la prison. Situé au coin Sud-Ouest, cette bâtisse est encore visible aujourd'hui.
Le projet de la nouvelle prison est remis d'actualité en 1906 et en 1912; la prison du Pied du Courant est alors désaffectée. Les prisonniers sont transférés à la nouvelle prison de Bordeaux.
Restée à l'abandon jusqu'en 1921, la Commission des Liqueurs nouvellement créée y installe ses locaux. À grands frais de travaux, on y aménage un vaste complexe industriel. L'aile arrière est démolie, on surélève le bâtiment central d'un étage en brique et on délaisse la toiture pavillon pour une toiture en terrasse.
En 1978, alors qu'un projet d'autoroute en menaçait l'existence, l'ancienne prison est classée monument historique. Il y a quelques années, la Société des Alcools a entrepris la mise en valeur du site en démolissant les bâtiments qui avaient été ajoutés au fil des années, préservant ainsi l'aspect originel.
Si vous avez la chance de visiter la maison du Gouverneur , vous pourrez encore apercevoir au sous-sol l'emplacement des murs en briques des cellules. Aujourd'hui quelques milliers de bouteilles de vin de particuliers ont remplacé les prisonniers. On peut néanmoins y admirer une splendide collection de bouteilles de la SAQ ainsi qu'un alambic en cuivre provenant de Cognac.
Remerciements particuliers à la Société des Alcools pour la publication des photos.
Pour plus d'informations, vous pouvez consulter: Les chemins de la mémoire, Tome II, Commission des biens culturels, Publications du Québec, 1991, 565 p.
| |