RÉSUMÉ Cet article propose une interprétation deà la lumière du grand courant libéral et nationalitaire européen. En s'inspirant des modèles théoriques de l'émergence de l'État-nation et du nationalisme, l'auteur essaiera en effet de dégager une typologie applicable à l'expérience canadienne. Il se demande si, ce qui a été présenté jusqu'ici comme singulier dans l'HISTORIOGRAPHIE, ne relèverait pas plutôt de l'universel.
ABSTRACT
This article proposes an interpretation based on the European liberal et national movement. Starting from the theorical models of the Nation building and nationalism, the author tries to develop a typology applicable to the Canadian experience. He asks if what has been described in the historiography until now as particular is not really universal.
À l'encontre de tous les peuples des deux Amériques qui étaient parvenus au statut d'État-nation, le Canada est le seul pays américain à ne pas avoir réalisé son indépendance au XIX e siècle. Cette défaite se répercuta dans l'inconscient collectif canadien, en particulier dans l'HISTORIOGRAPHIE de la rébellion de 1837-1838 qui fit une large place à la problématique de l'échec et à la recherche des coupables chez les vaincus.
Cette manière de river souvent l'analyse deà l'événement et de la concevoir presque toujours dans le singulier nous paraissait limitée. Elle la privait, nous semblait-il, du champ fécond de compréhension que lui aurait ouvert une perspective univer1. Cet essai est une version revue et corrigée d'une conférence donnée à Dublin et à Cork en Irlande, les 20 et 22 mai 1998.
Une telle mise en perspective nous indiquait une voie de recherche pertinente qui a été rarement empruntée, comme on peut le constater à la lecture du dossier historiographique préparé par Jean-Paul Bernard 2 et à celle des ouvrages spécialisés sur la question publiés depuis lors. C'est cette voie que nous avons retenue, quant à nous, dans la rédaction de l'essai d'histoire comparée que nous préparons actuellement. Nous abordons aujourd'hui quelques volets importants de cette recherche en confrontantau Canada et son HISTORIOGRAPHIE, aux modèles explicatifs d'émergence de l'Étatnation et du " nationalisme " en Europe principalement, à la même époque.
Le présent article comprend trois parties : la première jette un regard large sur le courant libéral et nationalitaire en Europe et au Canada ; la deuxième entend rendre compte des principaux modèles théoriques de l'émergence de l'État-nation qui existent actuellement ; la dernière, enfin, mettra en parallèle ces modèles et les interprétations les plus connues de l'HISTORIOGRAPHIE de la rébellion.
LE COURANT LIBÉRAL ET NATIONALITAIRE DE 1789 À 1914 L'" ÂGE DU NATIONALISME"
Quiconque entreprend l'étude du XIX e siècle européen prend vite la mesure de la position dominante et agissante du libéralisme comme courant de pensée révolutionnaire et de la portée tout aussi profonde du principe corollaire des nationalités et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes comme normes universelles de référence et d'existence pour toute communauté humaine constituant un peuple. Le courant libéral et démocratique, de même que le mouvement des nationalités furent d'une telle amplitude qu'ils ont défini chacun à leur façon le siècle tout entier. En y associant la révolution industrielle qui " a agi de pair 3 ", ils constituèrent les quatre grandes vagues qui " dessinent la trame de l'histoire politique et sociale du XIX e siècle 4 ". Le caractère inédit de ces courants est si vrai qu'il a fini par distinguer l'époque où ils se manifestèrent. Âge du nationalisme, âge du capital, ère du libéralisme, risorgimento, " âge de la religion de la liberté ", autant de qualificatifs qui s'imposent d'eux-mêmes à la cons2. Jean-Paul Bernard, Les Rébellions de 1837-1838. Les patriotes du Bas-Canada dans la mémoire collective et chez les historiens (Montréal, Boréal Express, 1983). 3. Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe (Paris, Seuil, 1996), 67-68.
4. René Rémond, Introduction à l'histoire de notre temps, 2 : Le XIX e siècle (Paris, Seuil, 1971), 174. cience historique 5 . Les expressions " siècle des nationalités " et " siècle des révolutions " nous sont aussi très familières, de même que les élans, démocratiques ici, républicains là, patriotiques ailleurs, qui les inspirèrent. Ces expressions nous renvoient donc spontanément à cette période dont " l'essentiel du contenu " serait défini par la " formation des nations 6 ".
La nationalisation et la libéralisation des sociétés, ou comme dirait Benedetto Croce, le long mouvement " de la liberté libérale à la liberté démocratique 7 ", se sont effectuées par phases 8 , par vagues 9 et " accès de fièvre 10 ", de la révolution française, alors que " l'ordre ancien commence à s'écrouler 11 ", à la Première Guerre mondiale où l'" internationale des nations ", quelle que soit la forme de l'État que ces nations épousent, s'impose désormais comme phénomène capital de notre époque. Un examen attentif de cette évolution, qui s'inspire des trois phases du fait national et libéral établies par Jean-Yves Guiomar et Nicolas Rousselier, nous permettra de bien situerau Canada par rapport à la chronologie du courant libéral et national et de souligner la pertinence de l'approche combinatoire dans l'étude de ces phénomènes, à l'instar des historiens, politologues, sociologues et anthropologues qui ont développé jusqu'à maintenant des modèles théoriques explicatifs de l'émergence des nationalités. Ces trois phases du fait national, que nous voulons évoquer rapidement, vont de la fin du XVIII e siècle au " printemps des peuples " de 1848 pour la première, de l'échec des révolutions de 1848 à la Grande Guerre pour la deuxième et occupent tout le XX e siècle pour la troisième. Seules les deux premières phases de cette évolution nous intéressent parce qu'elles sont contemporaines àqui relève du même phénomène de nationalisation et de libéralisation des sociétés.
5. Ernest Gellner, Nations and Nationalism (Ithaca, New York, Cornell University Press, 1987). Traduction française sous le titre de Nations et nationalisme (Paris, Payot, 1989) ; Eric Hobsbawm, L'ère du capital (Paris, Fayard, 1970) ; id., Nations et nationalisme depuis 1870. Programme, mythe et réalité (Paris, Gallimard, 1992) ; Nicolas Rousselier, L'Europe des libéraux (Bruxelles, Éditions Complexes, coll. " Questions au XX e siècle ", 1991 ; R. Rémond, op. cit. ; Benedetto Croce, Histoire de l'Europe au XIX e siècle (Paris, Gallimard, coll. " Essai ", 1991).
6. Walter Bagehot cité par Eric Hobsbawm, op. cit., 35-36. 7. B. Croce, op. cit.
8. Jean-Yves Guiomar, " Le nationalisme face à la démocratie ", dans Antoine de Baeque, dir., Une histoire de la démocratie en Europe (Paris, Éditions Le Monde, 1991), 52-74.
370 Le libéralisme caractéristique de la première phase du fait national et démocratique que la majorité des auteurs associent au libéralisme politique, est un état d'esprit 12 qui anime les libéraux dans toutes leurs luttes contre les contraintes imposées par les monarchies de droit divin et pour " l'élargissement de la sphère de liberté individuelle " par rapport à l'État 13 . " La démocratie à l'aube de son règne, écrit Burdeau, s'affirme moins comme une appropriation du Pouvoir par le peuple que comme une libération de l'homme à l'égard de l'État 14 . " Les six libertés (liberté religieuse, liberté d'association, liberté de presse, liberté d'enseignement, libertés locales, liberté de suffrage) revendiquées par le courant libéral dans sa quête pour l'établissement de régimes constitutionnels et représentatifs, sont contenues pour l'essentiel dans le concept de " liberté libérale " que Croce pose comme fondement de la liberté démocratique et, aussi, de la liberté nationale dans les cas où l'" affranchissement de la domination étrangère " était nécessaire 15 .
En prétendant, en effet, déplacer la source et la légitimité du pouvoir du monarque absolu vers le peuple, les libéraux opposaient à la souveraineté du roi la souveraineté nationale, qu'ils ne concevaient que dans le cadre d'institutions parlementaires dont le fonctionnement devait être inscrit dans une constitution. Ce courant se manifeste très tôt aux États-Unis qui firent leur indépendance en 1776 et adoptèrent une constitution fédérale en 1787. Il connaît un succès retentissant en France après 1789 avec l'établissement du régime représentatif ; en Angleterre où le parlementarisme évolua vers le gouvernement responsable (réforme de 1832), et partout dans la " Jeune Europe ", c'està-dire en Italie, en Irlande, en Pologne, en Grèce, dans les Balkans et sur la Baltique où la haine de la domination étrangère attisa le sentiment de liberté nationale 16 . Il atteint aussi le Canada, dès 1776, sous l'influence du républicanisme américain 17 et, en 1791, quand le régime parlementaire fut instauré. " Le Bas-Canada au tournant du XIX e 12. Francis-Paul Bénoit, La démocratie libérale (Paris, Presses universitaires de France, 1978).
13. Georges Burdeau, L'État libéral et les techniques de la démocratie gouvernée (Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1987), 6 : 37 ; Norberto Bobio, Libéralisme et démocratie (Paris, Les Éditions du Cerf, 1996), 28.
14. G. Burdeau, op. cit., 6 : 53.
15. N. Bobio, op. cit., 59.
16. Otto Bauer, La question des nationalités et la social- démocratie (Montréal/Paris, Guérin littérature/Études et Documentation Internationales - Arcantère Éditions, 1987), 1 : 199200.
17. Louis-Georges Harvey, " Le mouvement patriote comme projet de rupture (18051837) ", dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, dir., Québécois et Américains. La culture québécoise aux XIX e et XX e siècles (Saint-Laurent, Fides, 1995).
371siècle, a pu écrire J.-P. Wallot, participe aux transformations économiques, politiques, sociales et idéologiques qui ébranlent les fondements du monde atlantique 18 . "
Cette période de l'histoire, qui va de la Révolution américaine et française aux révolutions européennes de 1848 pendant laquelle l'État de droit s'imposa aux monarchies, confère au courant libéral son caractère constitutionnel et nationalitaire. Ce constitutionnalisme caractérise le libéralisme de cette période, de même que l'idée de souveraineté nationale qui lui est intimement liée. Le peuple souverain, incarnation de la nation, se présente comme la source et la légitimité du pouvoir des États entre lesquels la concurrence économique doit s'exercer.
Cette première phase du courant libéral et national contrairement à la deuxième, aurait été " peu marquée politiquement par les questions culturelles ", en particulier par la langue 19 . La révolution politique survint d'abord et surtout dans des pays déjà unifiés comme la France et à unifier comme l'Allemagne et l'Italie et dans des colonies de même langue que leur métropole comme les États-Unis et tous les pays de l'Amérique latine qui firent leur indépendance sur fond de rivalités entre les bourgeoisies " créoles ", donc d'origine européenne, et les bourgeoisies métropolitaines.
Il est intéressant de se rappeler également que les libéraux de cette époque ne réservaient le statut d'État-nation qu'aux seuls peuples ayant atteint un seuil de développement jugé acceptable. Ils pensaient aux grandes nationalités comme la France, l'Espagne, l'Angleterre et aux grandes cultures italienne et allemande qui existaient bien avant leur intégration politique et économique. (On comprend mieux ainsi l'attitude méprisante de lord Durham pour qui le Bas-Canada n'était qu'un résidu de la grande nation française.) L'indépendance de la Belgique en 1831 et celle de la Grèce en 1832 représentaient une première entorse à cette règle du seuil qui était loin de faire l'unanimité, surtout dans les trois Empires multinationaux, l'Empire des Habsbourg, l'Empire ottoman et l'Empire des tsars, menacés de désintégration sous l'action conjuguée des forces démocratiques et nationales et des mouvements patriotiques dans les pays qu'ils dominaient. Vers 1840, des communautés de langues diverses " entrent en hostilités et tendent à constituer des nationalités différentes 20 ". Par18. Jean-Pierre Wallot, " Frontières ou fragments du système atlantique : des idées étrangères dans l'identité bas-canadienne au début du XIX e siècle ", Communications historiques 1983, 1-29.
19. J.-Y. Guiomar, op. cit., 54.
20. Paul de Bourgoing, dans J.-Y. Guiomar, op. cit., 54.
372 tout, en effet, l'association entre liberté politique, liberté nationale, égalité civile et justice sociale d'une part et, d'autre part, l'aspiration à l'unité et à l'indépendance nationales semblaient converger 21 . Le principe des nationalités et le droit des peuples à l'autodétermination s'imposent alors comme le trait dominant de cette deuxième phase du fait national et libéral. Malgré la défaite des révolutions de 1848 à Paris, Berlin, Naples, Vienne, Prague, Budapest, Bucarest, Dublin, etc., le libéralisme refit sa cohésion autour du principe des nationalités et de l'élargissement du suffrage. La répression de ces révolutions, avant tout sociales, ne remit pas en cause la question nationale. Le prince Louis-Napoléon, premier chef d'État élu au suffrage universel, donna à l'idée nationale une impulsion jusque-là inégalée. Il encouragea l'unification de l'Allemagne et de l'Italie et ébranla ainsi les grands empires incapables d'empêcher la naissance des petites nations alors qualifiées avec mépris, de " nations sans histoire ". L'idée nationalitaire, qui veut qu'à chaque nation corresponde un État, domina jusqu'à la Première Guerre. Le seuil nécessaire à la vie d'un État qu'avait proposé Mazzini en 1830, puis rejeté avec la fondation de la Jeune Europe en 1837, fut abandonné 22 .
Ce survol du libéralisme et du fait national au XIX e siècle fait apparaître la compatibilité qui a existé entre l'autodétermination des peuples et des régimes politiques aussi différents que la monarchie constitutionnelle et la république. Il nous permet de situer aussi la question nationale québécoise dans le grand courant libéral et nationalitaire contemporain et de comprendre, par la même occasion, que cette question fut posée précocement dans des termes analogues. La question nationale au Québec prend racine dès le traité de Paris de 1763 quand la Nouvelle-France passa officiellement sous contrôle étranger et s'intégra à un nouveau réseau d'échanges commerciaux dont les règles dictées par le mercantilisme lui étaient familières. L'empire britannique, à l'instar des empires français et espagnol, imposait à ses colonies les mêmes obligations et contraintes qui exigeaient d'elles l'exclusivité des rapports économiques et suscitaient immanquablement la même rivalité entre les marchands et les négociants coloniaux bien implantés dans le pays et les marchands métropolitains venus au pays pour s'enrichir. Ce système fut contesté partout dans les deux Amériques et la rivalité qu'il suscita entre coloniaux et métropolitains évolua partout, sauf au Canada, vers l'indépendance.
21. J.-Y. Guiomar, op. cit., 61.
22. N. Rousselier, op. cit., 51 ; G. Hermet, op. cit., 158-159.
373La conquête britannique de la Nouvelle-France ne modifiait donc pas la nature des relations économiques de cette dernière avec la métropole qui étaient, comme avant 1763, dictées par le mercantilisme. Toutefois, il est à noter un fait crucial : le réseau et les acteurs contrôlant le réseau changèrent. Ce réseau devenait désormais exclusivement britannique, de même que les marchands, bailleurs de fonds et autres qui le contrôlaient. Le Canada se retrouvait ainsi dans une position unique dans les Amériques. Les antagonismes économiques, inhérents au mercantilisme, y étaient tout autant culturels. En effet, les rivalités économiques entre la métropole et sa colonie se répercutaient quotidiennement dans la vie coloniale elle-même du fait de la coexistence, d'une part, d'une élite de culture étrangère installée au pouvoir sous la protection d'une armée d'occupation et, d'autre part, d'une population française coupée depuis 1763 de sa métropole naturelle et écartée par conséquent du pouvoir économique et social.
Vers la fin du siècle, la population anglaise, nouvellement arrivée, vivait en majorité dans les villes et se composait presque essentiellement de fonctionnaires, de marchands et de militaires 23 . Aussi tôt qu'en 1774, les Britanniques affirmaient contrôler déjà 75 % du commerce de la colonie 24 . En 1831, les marchands anglais à eux seuls possédaient 40 % de tout le territoire seigneurial du Bas-Canada 25 et l'armée comptait pour 28 % de la population de la ville de Québec 26 . Cette situation particulière au Canada, par rapport aux autres colonies américaines, conférait au facteur culturel un rôle discriminatoire comparable à celui qu'il joua à l'aube du " printemps des peuples " quelques décennies plus tard. Elle fit en sorte que l'idéal libéral rejoignit rapidement ici l'idéal national, dès les années 1773-1783, sous l'influence des " libérateurs " américains et de propagandistes comme l'imprimeur Fleury Mesplet, du journaliste voltairien Valentin Jautard et du marchand Pierre Du Calvet 27 et à l'occasion de l'instauration du régime parlementaire en 1791 qui institutionnalisait, tout en l'exacerbant, les conflits entre les Britanniques au pouvoir dans les Conseils et la majorité canadienne. " The whole country, écrivait sir George 23. Donald Creighton, Dominion of the North. A History of Canada (Toronto, Macmillan, 1966), 152.
24. Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850. Structure et conjoncture (Ottawa, Fides, 1966), 91.
25. Gérald Bernier et Daniel Salée, Entre l'ordre et la liberté. Colonialisme, pouvoir et transition vers le capitalisme dans le Québec du XIX e siècle (Montréal, Boréal, 1995), 84. 26. David-Thiery Ruddel et Marc Lafrance, " Québec, 1785-1840 : problèmes de croissance d'une ville coloniale ", Histoire sociale/Social History, 18,36 (novembre 1985). 27. Gilles Gallichan, Livre et politique au Bas-Canada, 1791-1849 (Sillery, Septentrion, 1991), 45-46, 217 ; J.-P. Wallot, Un Québec qui bougeait, trame socio-politique du Québec au tournant du XIX e siècle (Montréal, Boréal Express, 1973), 258-259.
374 Prevost au Colonial Office en 1814, is by now divided into two parties, one the party of administration, the other that of the people 28 . " Les luttes constitutionnelles, inévitables dans de telles conditions conflictuelles, évoluèrent vers la crise sous le gouvernement Craig (1807-1811) 29 , puis débordèrent par la suite, de l'enceinte du Parlement pour se répandre dans la population qui se souleva en 1837, selon un scénario comparable à ce qu'on pouvait observer ailleurs en Occident. Dans un tel contexte, bien analysé par Jean-Pierre Wallot 30 , le facteur national s'imposa de lui-même à la conscience collective, mettant en relief les " ingrédients " qu'Isaiah Berlin impute à tout fait national au XIX e siècle dont le plus important est " la croyance en la nécessité primordiale d'appartenir à une nation 31 ". Comme en Europe à la même époque, pour ne pas dire avant, le courant libéral et l'idée nationale cheminèrent ensemble et conférèrent au libéralisme canadien du XIX e siècle toute son originalité.
" Les Canadiens, écrivait Garneau, avaient infiniment plus de droit de renverser leur gouvernement que n'en avaient eu l'Angleterre ellemême en 1688, et les États-Unis en 1775, parce que c'était contre leur nationalité, cette propriété la plus sacrée d'un peuple, que le bureau colonial dirigeait ses coups 32 . "
La crise politique qui advint sous Craig en début de siècle et la rébellion de 1837-1838 s'inscrivaient ainsi dans la même trajectoire de libéralisation et de nationalisation des sociétés occidentales. Même soif de liberté face au pouvoir, même quête de justice et de démocratie, même valorisation de la culture nationale, même recours à l'histoire et aux traditions, même émergence du sentiment et de la conscience nationale, même " imaginaire national " enfin, comme dirait Anderson 33 . Les références idéologiques et chronologiques sont évidentes et concordantes. Il serait donc intéressant, pour cette raison, de soumettre le cas canadien aux différentes grilles d'analyse élaborées 28. H. Taft Manning, The Revolt of French Canada, 1800-1835 : A Chapter in the History of the British Commonwealth (Toronto, Macmillan, 1962), 58. 29. J.-P. Wallot, op. cit., chap.IV, " La crise sous Craig ", 143-168. 30. Ibid., 295-296 ; id., " Révolutions et réformisme dans le Bas-Canada (1773-1815) ", Annales de la révolution française, 45 (1973) ; Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, " Groupes sociaux et pouvoir : le cas canadien ", Revue d'histoire de l'Amérique française, 27,4 (mars 1974).
31. Isaiah Berlin, " Le nationalisme : dédains d'hier, puissance d'aujourd'hui ", dans À contre-courant. Essai sur l'Histoire des idées (Paris, Albin Michel, 1988), 361. 32. François-Xavier Garneau, Histoire du Canada (Paris, Librairie Félix Alcan, 19131920), 11 : 652. Cinquième édition, revue, annotée et publiée [...] par son petit-fils Hector Garneau.
33. Benedict Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme (Paris, La Découverte, 1996).
375depuis une trentaine d'années sur le sujet par des auteurs comme Stein Rokkan, Karl Deutsch, Ernest Gellner et Miroslav Hroch, pour rendre compte à la fois des analogies et des différences entre les rébellions d'ici et les mouvements nationaux d'indépendance en Europe. Déjà l'historien français Jacques Godechot en avait proposé la démarche lors du colloque sur " Le Canada et la Révolution atlantique ", tenu à Montréal en 1969 34 . Il n'est pas tout, en effet, de juxtaposer les expériences historiques. Encore faut-il procéder à une véritable analyse combinatoire !
Il serait vain de chercher dans la production historienne présente sur la rébellion une référence significative à ces auteurs pourtant incontournables dont certains écrivent depuis plus de 40 ans. Le politologue Louis Balthazar ferait-il exception ? Il est évident que dans son Bilan du nationalisme au Québec 35 , il emprunte à la théorie des communications et de la mobilisation sociale de Karl Deutsch, les éléments nécessaires à la définition des quatre formes de nationalisme qu'aurait connues le Québec de 1760 à nos jours.
D'un autre côté, rarement à notre connaissance, la démarche comparative élaborée par les théoriciens du fait national ne prit en compte le cas canadien. Rarement aussi, et c'est plus grave encore, l'HISTORIOGRAPHIE canadienne et québécoise n'a tenté de s'inscrire dans une démarche qui irait au-delà de la simple référence contextuelle. Les vœux de Godechot sont donc restés sans lendemain. Il y a bien le collectif Mouvements nationaux d'indépendance et classes populaires aux XIX e et XX e siècles en Occident et en Orient 36 , publié en 1971, dans lequel Fernand Ouellet présenta l'interprétation des insurrections de 1837-1838 qu'il avait déjà exposée dans son Histoire économique et sociale [...] publiée en 1966 et, surtout, dans Histoire sociale deux ans plus tard. Cette invitation significative à associer les " insurrections de 1837-1838 " aux mouvements nationaux d'indépendance fit encore ici long feu, Ouellet refusant d'associer insurrections et libéralisme nationalitaire. Ce n'est donc à vrai dire que tout récemment, soit en 1997, qu'un premier collectif sur le sujet a paru sous la direction de Gérard Bouchard et Yvan Lamonde. Intitulé La Nation dans tous ses États. Le Québec en comparaison, cet ouvrage fait appel à des auteurs venant d'Argentine, de Belgique, d'Espagne, des États-Unis et du Québec qui explorent certains aspects comparables de l'expérience nationale en Europe et dans les Amériques.
34. Pierre Tousignant, " Le conservatisme de la petite noblesse seigneuriale au Canada ", Discussion, Annales de la Révolution française, 45 (1973) : 340-341. 35. Louis Balthazar, Bilan du nationalisme au Québec 376 L'ouverture amorcée par Wallot et poursuivie par les historiens Bouchard et Lamonde contraste toutefois avec le courant historiographique actuellement dominant au Canada qui a trop vite conclu au caractère conservateur et rétrograde de la rébellion de 1837, jugée à partir de concepts perçus aujourd'hui comme étant négatifs. Comment expliquer cela ? Probablement par le fait qu'en ratant leur révolution libérale et nationale, les Canadiens rataient du même coup leur entrée véritable dans l'histoire 37 et que, depuis lors, la question nationale ne se posera plus à la conscience historique en terme nationalitaire comme elle le fut ailleurs, mais seulement dans sa dimension interculturelle.
Notre HISTORIOGRAPHIE, dans son ensemble, reflète encore cette perspective à tel point qu'ainsi comprise, la question nationale au Québec se trouve identifiée à un " nationalisme conservateur 38 ", désormais " inconciliable avec un sain libéralisme 39 ", perdant par le fait même toute pertinence historique pour être réduite aux simples conflits interethniques qui persistent dans l'histoire canadienne depuis 1867. L'intérêt pour les rébellions résidera dès lors dans ce qui fut perçu comme leur caractère plus conservateur que libéral, et surtout plus conservateur parce que national. On crut également pouvoir y identifier un comportement plus ou moins manipulateur des patriotes. Il faut reconnaître toutefois que le livre de Gérald Bernier et de Daniel Salée 40 et la brochure de Jean-Paul Bernard 41 sur les Rébellions rompent avec ce courant.
Chercher à savoir ce que les Rébellions de 1837-1838 partageaient avec les autres mouvements d'émancipation nationale à la même époque n'a pas été considéré non plus comme un sujet de recherche pertinent. L'excellente synthèse de l'HISTORIOGRAPHIE des Rébellions produite par J.-P. Bernard est éloquente à cet égard 42 . Curieusement, deux historiens importants de la période, Fernand Ouellet et Allan Greer, ont esquivé ce rapprochement, privilégiant plutôt la comparaison avec le modèle des révoltes paysannes du XVII e siècle que celui 37. Gellner, se référant à Hegel qui pensait que la période préétatique est aussi " préhistorique ", ajoute : " il semblerait, selon cette idée, que l'histoire vraie d'une nation ne commence qu'au moment où elle acquiert un État. " E. Gellner, op. cit., 75-76. Nous citons d'après l'édition française.
38. John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio- économique du Québec (Sillery, Septentrion, 1992), 12.
39. F. Ouellet, dir., Papineau (Québec, Les Presses de l'Université Laval, coll. " Cahiers de l'Institut d'histoire ", [1959]), 47 et 99.
40. G. Bernier et D. Salée, op. cit.
41. J.-P. Bernard, Les rébellions de 1837 et de 1838 dans le Bas-Canada (Ottawa, La Société historique de Canada, Brochure n o 55, 1996).
42. J.-P. Bernard, Les Rébellions de 1837-1838. Les patriotes du Bas-Canada..., op. cit.
377des révolutions libérales nationalitaires du XIX e siècle. Chez Ouellet, la démarche est consciente ; chez Greer, elle l'est beaucoup moins. Chez ce dernier, les références aux révolutions libérales sont présentes ; il en parle même souvent, mais ne les intègre pas pour autant dans son analyse. Nous y reviendrons. Quant à l'approche comparative qui est amorcée chez Bouchard et privilégiée dans notre projet de recherche, elle nous permettra de ramener la question nationale québécoise au niveau de l'universel et de la lier au courant libéral qui lui est contemporain.
La présentation de certains modèles explicatifs du fait national constituera l'essentiel de cette deuxième partie de notre étude. Nous n'avons toutefois pas l'intention d'en faire une présentation exhaustive. Nous nous limiterons plutôt aux grandes orientations et aux paradigmes dominants qui caractérisent ces modèles. Nous nous arrêterons plus précisément sur les approches à la fois globalisantes et pertinentes pour éclairer la question québécoise et en dégagerons les traits communs. Enfin, en dernière partie, nous verrons, à la lumière de ces modèles explicatifs, comment les historiens les plus représentatifs de la période ont abordé la question des Rébellions.
LES MODÈLES EXPLICATIFS DE L'ÉMERGENCE DES NATIONS ET DU NATIONALISME
Christophe Jaffrelot, dans un article éclairant publié récemment, nous propose un regroupement des modèles théoriques du fait national autour de " trois paradigmes dominants ", selon que ces modèles considèrent la nation et le nationalisme comme " donnés " ou comme " construits ". Il introduit également la dimension temporelle pour distinguer les théories qui s'inscrivent dans le temps long, des autres qui ne conçoivent le nationalisme " que comme un phénomène de la modernité d'après la Révolution industrielle 43 ".
Ces trois paradigmes, qui recouvrent les principaux modèles d'analyse, sont : la modernisation, la permanence des ethnies et, enfin, la diffusion et la construction idéologiques. Nous nous en tiendrons, pour les fins de cet article, au premier paradigme qui lie modernisation et nationalisation parce qu'il est le plus fécond et celui qui a produit les études les plus complètes sur le sujet. Ces dernières ont en commun le fait de valoriser les " processus de modernisation dans l'explication du nationalisme " et d'établir une corrélation entre le change43. Christophe Jaffrelot, " Les modèles explicatifs des nations et du nationalisme, revue critique ", dans Gil Delannoi et Pierre-André Taguieff, dir., Théories du nationalisme, Nation, nationalité, ethnicité (Paris, Kimé, 1991), 139-140; 173. 378 ment social provoqué par les transformations économiques et technologiques de l'ère industrielle et la conscience nationale liée à la modernisation et à l'intégration 44 . Ce premier paradigme s'impose à nous très fortement dans la mesure où l'idée de modernisation occupe une place prépondérante dans l'HISTORIOGRAPHIE récente. Les auteurs regroupés sous le paradigme de la modernité appartiennent à l'école du Nation Building. Stein Rokkan, Karl Deutsch et Ernest Gellner en sont les représentants les plus connus et ils ont, chacun à leur façon, fait école en développant une variante originale du même modèle.
La variante pérenniale
La première variante dite pérenniale a été élaborée par Stein Rokkan qui a eu recours au temps long pour expliquer la lente émergence de l'État-nation dans 17 pays de l'Europe de l'Ouest. Rokkan construit un modèle complexe articulé autour de quelque 13 variables économiques, territoriales et culturelles dont il retrace l'évolution à travers 4 époques qui vont du Haut Moyen-Âge à la fin du XVIII e siècle. Ces États de l'Europe de l'Ouest entrent alors dans un processus accéléré d'édification de la nation sous l'influence de six nouvelles variables : économiques comme l'industrialisation et l'urbanisation ; territoriales comme les mouvements contraires vers la centralisation et l'unification, d'une part, et les aspirations à la libération et à la sécession, d'autre part ; culturelles, enfin, comme la mobilisation ethnolinguistique. Cette phase de l'évolution de l'Étatnation va de 1789 aux années 1920 45 . Il résulte de cette enquête la perception d'un cheminement dialectique entre les processus d'industrialisation, d'urbanisation et de sécularisation des sociétés, et l'édification des nations. Ce modèle d'analyse laisserait entrevoir cependant une absence que les recherches de Karl Deutsch, théoricien de la même école, viendront combler. La typologie élaborée par Rokkan fait, en effet, beaucoup de place à l'État aux dépens de la nation 46 et du " nationalisme ", compris ici comme autodétermination des peuples. Un de ses mérites réside dans la relation, pertinente pour notre propos, entre le phénomène de modernité et l'émergence de l'État.
44. Ibid., 140.
45. Stein Rokkan, " Un modèle géo-économique et géo-politique de quelques sources de variations en Europe de l'Ouest ", Communications, 45 (1987) ; R. L. Merritt et S. Rokkan, dir., Comparing Nations. The Use of Quantitative Data in Cross-National Research (New Haven, Yale University Press, 1966).
46. C. Jaffrelot, loc. cit., 139 et ss.
379La variante cybernétique de Karl Deutsch
Cette recherche d'un modèle conceptuel, qui prendrait en compte la nation et la nationalité plutôt que l'État, décrit bien la démarche suivie par Karl Deutsch qui limite son observation à la période industrielle ou proto-industrielle, donc au temps court. Cette variante est qualifiée de " cybernétique " par un commentateur parce que cet auteur a la conviction que les mouvements nationalistes, tout comme la modernisation liée aux innovations technologiques de l'âge industriel à laquelle elles sont associées, sont des phénomènes observables empiriquement et mesurables quantitativement. " Aborder le problème de façon empirique quantitative, probabiliste et combinatoire ", écrivait Deutsch, devrait permettre de rendre compte des traits communs et différents " de la montée des mouvements nationalistes 47 ". Cette stratégie de recherche comparée, élaborée au début des années 1950, permit à Deutsch de formuler ses trois théories complémentaires et évolutives de la communication sociale, de la mobilisation sociale et de l'intégration politique, pour expliquer " le processus de construction des nations " pendant leur passage de société traditionnelle à société industrielle 48 .
Ces théories l'amènent d'abord à définir le peuple comme un groupe d'individus formant une communauté d'habitudes communicationnelles complémentaires exprimées à travers la culture, la langue, les moyens de communication de masse et à établir une coïncidence entre culture et société, si tant est que la culture " est fondée sur une communauté de communication ". Prenant appui sur cette définition fonctionnelle et neutre de la nation, l'auteur affirme que la mobilisation sociale inhérente à la communication augmente en période de modernisation de l'économie, de stratification sociale multiple et de mobilité concurrentielle accrue. Cette mobilisation sociale au sein de chaque communauté culturelle est mesurable et est liée à la communication qui favorise à son tour l'importance du langage, de la culture nationale et ethnique et donc la montée du nationalisme 49 . Le modèle évolutif proposé par Deutsch situe lui aussi l'apparition de la nation dans la phase plus ou moins longue où elle effectue son passage vers l'industrialisation, alors qu'elle intensifie ses " facultés de communiquer effectivement " par la croissance de l'alphabétisation
47. Karl Deutsch, " Vers une compréhension scientifique du nationalisme et du dévelop pement national : l'apport critique de Stein Rokkan ", dans G. Delannoi et P.-A. Taguieff,
op. cit., 285-288 ; id., Tides Among Nations (New York, The Free Press, 1979), 297-314.
48. K. Deutsch, " Vers une compréhension... ", loc. cit. ; C. Jaffrelot, loc. cit., 141-142.
49. K. Deutsch, " Vers une compréhension... ", loc. cit., 286.
380 et de la communication de masse 50 , deux domaines quantifiables également. La taille d'une nation et sa cohésion, conséquence d'une intense mobilisation sociale, augmentent donc en fonction du " degré d'avancement de la faculté de communiquer " dans une collectivité 51 . Ce degré se mesure au moyen d'indicateurs comme les taux d'urbanisation, de population active dans les secteurs secondaires et tertiaires, de lecture de la presse, etc. Suivent alors, inévitablement, l'intégration politique des populations sous une culture dominante comme cela s'est produit dans la majorité des pays du monde atlantique. Les États possédaient pour cela deux instruments puissants de communication et d'homogénéisation : l'école et l'armée. Ces deux institutions avaient également l'avantage de développer la conscience nationale et politique, ou comme l'a écrit Benedict Anderson, l'imaginaire national. C'est là un domaine sur lequel Deutsch s'est peu attardé, mais qui a beaucoup intéressé Ernest Gellner dont l'œuvre accorde une place importante à une sociologie des faits de culture et de langue. De la théorie de Deutsch, outre la pertinence de la modernisation des sociétés qui provoque une extension de la communauté de culture, retenons la place accordée à la communication, donc de la langue, dans la définition de la nation et dans l'éclosion de la mobilisation sociale et de la conscience nationale.
Nous voici donc arrivés à la troisième variante du paradigme Modernisation et nationalisme, mise en valeur par l'anthropologue Ernest Gellner qui aurait conçu, selon plusieurs, le modèle le plus achevé sur la question 52 .
La variante Modernisation et conflits : le modèle Gellner Comme ses prédécesseurs, le modèle Gellner s'inscrit dans le cadre de la transition des sociétés traditionnelles vers l'industrialisation. L'apparition au XIX e siècle de phénomènes comme le capitalisme, la révolution industrielle et le nationalisme n'est pas fortuite ou pure coïncidence. Il y aurait des liens de nature dialectique entre " âge du capital " et " âge du nationalisme " qu'il faut expliquer. Pour Gellner, seule la société industrielle pouvait " nourrir le nationalisme 53 ", car il serait en réalité " une conséquence de l'organisation sociale industrielle " dont les effets, comme la mobilisation sociale définie par Deutsh, se confondraient souvent " avec les autres consé50. Cité par C. Jaffrelot, loc. cit., 142.
51. Cité par C. Jaffrelot, ibid.
52. Patrick Cabanel, La question nationale au XIX e siècle (Paris, La Découverte, 1997), 43-45.
53. Ibid.
381quences de l'industrialisme 54 ". Pour illustrer ce long cheminement vers cette nouvelle organisation sociale dont l'" homogénéisation culturelle " constitue aussi une composante 55 , Gellner a recours à la fable des Ruritaniens que nous empruntons également pour sa valeur symbolique et suggestive évidente.
Les Ruritaniens formaient une nationalité paysanne et parlaient des dialectes apparentés à ceux des autres Ruritaniens de leur contrée, mais cependant tous différents de la langue parlée par l'élite cultivée de la cour de Mégalomanie (comprendre l'Empire austro-hongrois ou russe). Ces communautés rurales traditionnelles tournées sur ellesmêmes, isolées des autres communautés rurales et éloignées du pouvoir avec lequel elles n'entretenaient que peu ou pas du tout de relations, se reproduisaient donc dans le cadre d'un système social et économique clos qui ne nécessitait qu'une formation spécialisée transmise localement dans l'atelier du maître ou dans le cercle familial 56 . Au XIX e siècle, sous l'effet du nouvel ordre industriel, les Ruritaniens entreprirent leur migration vers les régions industrialisées de Mégalomanie où l'on recherchait des travailleurs qui ne soient " plus enferrés dans leur routine traditionnelle ", qui comprennent une autre langue que le patois et qui sachent lire et écrire 57 . Ces Ruritaniens ressentirent alors, pour la première fois, l'humiliation liée à leur spécificité culturelle et ils en prirent subitement conscience. C'est dans ces circonstances que naquît la nation ruritanienne, phénomène encouragé par les étudiants, les artistes, les intellectuels, les ethnologues, etc., qui commencèrent à valoriser et à réhabiliter leur héritage culturel quand ils n'allèrent pas jusqu'à le " fabriquer 58 ". Ces derniers groupes deviendront par la suite les principaux porte-parole des Ruritaniens et les futurs dirigeants de la République ruritanienne. De cette fable, Gellner en arrive à déduire " les deux facteurs essentiels qui entreraient dans la constitution de la société moderne ", c'est-à-dire le pouvoir et l'éducation (la haute culture), auxquels il ajoute l'" identité de culture ". La combinaison de ces facteurs lui permet d'établir ensuite les huit situations conflictuelles typiques, sociales ou socio-ethniques, qui adviendraient en même temps que la société moderne 59 . Cette dimension conflictuelle du modèle Gellner confère toute son originalité à la variante Modernisation et nationa-
54. E. Gellner, op. cit., 63-67 et 78.
55. Ibid.
56. Ibid., chap. 4.
57. Ibid., 67 ; G. Hermet, op. cit., 68-69.
58. E. Gellner, op. cit., 86-87.
59. Ibid., 129 et ss.
382 lisme de l'école du Nation building. Elle est connue d'ailleurs sous l'étiquette Modernisation et conflits. De ces huit possibilités produites par son analyse, Gellner ne retient que trois situations où il y a différenciation culturelle et sur lesquelles, par conséquent, le nationalisme a prise. L'une d'elles, qu'on retrouve dans le nationalisme de diaspora, celui des Juifs par exemple, est tout à fait exceptionnelle. Elle ne s'identifie pas à un territoire. Restent donc deux formes typiques de nationalisme où deux cultures cohabitent sur un même territoire et où l'une d'elles détient le pouvoir et l'autre pas. Il s'agit du " nationalisme de type "Habsbourg" et du "nationalisme libéral occidental classique"60 ". C'est aussi le cas canadien.
Le nationalisme du type Habsbourg nous renvoie aux petits peuples sans histoire dont la majorité vivent sous la domination des empires centraux. Là, les détenteurs du pouvoir ont également " un accès privilégié à une haute culture centrale [littéraire et technologique] qui est, en fait, la leur, et à toutes les ficelles qui font qu'un homme s'en sort bien dans un contexte moderne ". Parmi eux se retrouvent souvent aussi les propriétaires fonciers, les capitalistes et les bureaucrates 61 . Les autres, qui n'ont accès ni au pouvoir ni à une haute culture, ont cependant en commun une culture populaire que des intellectuels " à force de ténacité et de propagande soutenue et normalisée " essaient de " transformer en une nouvelle haute culture rivale ". Quand les conditions sont propices, c'est-à-dire quand l'oppression de la masse populaire par une nation de langue et de culture étrangères devient visible et intolérable, " ce groupe se donne un État qui entretient et protège cette culture qui vient de naître ou de renaître ". Dans l'autre situation, appelée par Gellner " nationalisme libéral occidental classique ", certains ont le pouvoir, d'autres pas. Ce qui distingue les premiers des seconds, c'est leur appartenance à une culture différente. Quant à l'accès à l'éducation, il n'y a " aucune différence significative entre les populations concernées 62 ". Cette situation correspond à la réalité historique de l'Italie et de l'Allemagne. L'infériorité culturelle des populations italiennes et allemandes était, en effet, presque nulle. Italiens et Allemands s'exprimaient dans une langue normalisée et disposaient d'institutions, académies et universités capables de produire une haute culture littéraire et scientifique. Mais les Italiens dans leur majorité étaient gouvernés par des puissances étrangères et les Allemands dans leur ensemble vivaient dans des petits États morcelés en regard des grandes puissances européennes
60. Ibid., 141 et ss.
61. O. Bauer, op. cit., 1 : 198.
62. E. Gellner, op. cit., 143.
383comme la France et l'Angleterre. Il leur manquait un toit politique pour protéger cette culture bien développée.
Ce dernier type de nationalisme qui recherche l'unification au nom d'une haute culture est très attaché, comme nous l'avons vu en première partie, aux idées libérales, et est aussi l'expression politique d'une intégration économique voulue par les bourgeoisies prussienne et piémontaise. Cette motivation de nature économique ne semble pas avoir joué un rôle significatif dans l'autre nationalisme, qualifié parfois d'oriental 63 , qui grandit au nom d'une haute culture en formation et dans un climat de rivalité avec d'autres cultures voisines. La typologie de Gellner s'articule autour des notions de pouvoir, d'éducation et de culture dont la jouissance en période de transition constitue l'enjeu de toutes les aspirations nationales et nationalitaires. Elle rend compte de l'expérience canadienne qui, par certains côtés, se compare au " nationalisme libéral classique ", en particulier à l'Italie où, comme au Canada, les détenteurs du pouvoir se distinguaient généralement de la très grande majorité de la population qui en était privée, du fait de leur appartenance à une culture différente. Nous ne saurions clore cette partie sur les modèles sans évoquer l'œuvre originale de l'historien et politologue tchèque Miroslav Hroch 64 qui limita justement son analyse au réveil des " petites nations sans histoire " comme la Norvège, la Bohème, la Slovaquie, la Finlande, l'Estonie, la Lituanie, etc. Hroch appartient à la variante Modernisation et conflits dont Ernest Gellner et Karl Deustch sont les principaux représentants.
" Les petites nations sans histoire " et le modèle Miroslav Hroch Hroch a donc entrepris de définir les critères de comparaison qui lui permettraient d'expliquer la renaissance des petites nations. Ces critères proviennent du profil social des patriotes, considérés à l'intérieur d'un réseau objectif de relations propres à une structure de classes d'une société en voie de transition vers le capitalisme 65 comme c'est le cas dans les pays pris en compte. Structure de classe bourgeoise donc, à trois niveaux, qu'il appelle l'" intelligentsia " et qu'il décrit ainsi.
63. John Plamnatz, " Two Types of Nationalism ", dans E. Kamenka, dir., Nationalism, the Nature and Evolution of an Idea (Londres, 1973). Cité par Gellner, op. cit.
64. Miroslav Hroch, Social Preconditions of National Revival in Europe. A Comparative Analysis of the Social Composition of Patriotic Groups Among the Smaller European Nations (Cambridge, Cambridge University Press, 1985).
65. Ibid., 13, 15.
384 Le premier niveau est composé par les hauts fonctionnaires et les dignitaires ecclésiastiques associés au pouvoir, par les chefs d'entreprises (" managers of the big estates ") et par l'élite des professions libérales, en particulier des avocats ; le deuxième niveau comprend les membres de l'intelligentsia non directement proches du pouvoir comme les avocats, les médecins, les artistes, les journalistes et les scientifiques ; le troisième niveau, enfin, concerne ceux qui sont en relations constantes avec le peuple, comme les petits et moyens fonctionnaires, les employés d'entreprises privées et publiques et les instituteurs 66 . L'examen de cette structure de classe bourgeoise permettra à Hroch d'identifier les cinq indicateurs qui lui serviront de base à l'analyse combinatoire, soit : l'occupation, l'origine sociale, le lieu de l'activité patriotique, le lieu de naissance et la formation des individus 67 .
Par cette recherche, Hroch a pu établir les trois phases successives de tout mouvement d'affirmation nationale et décrire le rôle des patriotes dont il avait précédemment esquissé le profil, à l'intérieur de cette séquence temporelle. Séquence qui correspondrait vraisemblablement aux phénomènes de communication et de mobilisation sociales et d'intégration politique qui caractérisent les théories de Deutsch. La première phase A, dite culturelle, correspond en effet à la période de prise de conscience d'une identité collective et de l'intérêt avant tout érudit qu'une certaine élite - l'intelligentsia de deuxième niveau - porte à la langue, à l'histoire, aux traditions, au folklore et à la naissance d'une littérature nationale. Suivent la politisation de la question culturelle par les activistes et les patriotes à l'intérieur d'institutions politiques officielles (phase B) et le mouvement de masse révolutionnaire (phase C) en faveur de l'autodétermination. Pour Hroch, la phase d'agitation patriotique et de politisation de la question identitaire est la plus importante. C'est celle qui se prête le mieux à la comparaison. Cette phase B de mobilisation sociale et politique occupe donc une place centrale dans son analyse parce que c'est là où, écrit-il, nous pouvons trouver un ensemble de situations historiques (a set of historical situations) à la fois analogues et comparables 68 . La pertinence d'une telle approche comparée s'impose. L'essentiel du débat historiographique sur les rébellions de 1837-1838 au Canada ne porte-t-il pas aussi sur cette phase B du mouvement natio-
66. Ibid., 16.
67. Ibid., 14-18. Cette analyse serait réalisable au Canada grâce à la compilation de données semblables. Voir J.-P. Bernard, Les Rébellions de 1837-1838. Les patriotes du BasCanada..., op. cit., chap. 6, " 2100 noms de Patriotes avec leur profession et leur âge ". 68. M. Hroch, op. cit., 23.
385nal pendant laquelle le Parti canadien, puis patriote, se mobilisait, propageait son idéologie et organisait la rébellion grâce à une structure organisationnelle moderne qui en fit, selon Robert Boily, un véritable parti de masse 69 ? La mise en perspective suggérée par Hroch viendrait enrichir, sous ce chapitre, un débat qui, depuis quelques années, n'apporte pas suffisamment de nouveaux éléments de réflexion.
Quelles conclusions Miroslav Hroch a-t-il pu tirer de cette analyse comparative ? Nous en retenons trois que nous présentons sous forme de corrélations établies, entre mouvements nationaux et origine sociale des patriotes ; entre mouvements nationaux et situation financière des patriotes ; enfin, entre la structure économique régionale et l'activité patriotique 70 . Concrètement, Hroch a observé, dans tous les cas étudiés, une coïncidence forte entre le facteur urbain et la réussite du mouvement d'émancipation. En clair, cela signifiait que l'agitation patriotique et la mobilisation (phase B) étaient d'autant plus précoces que les patriotes provenaient des milieux urbains comme ce fut le cas en Bohème et en Norvège.
Il semble également que ni la noblesse terrienne ni la bourgeoisie proche du pouvoir (à l'exception de la Norvège) n'aient joué un rôle décisif dans cette même phase d'agitation patriotique. C'était plutôt la catégorie sociale au-dessous des très riches et au-dessus des pauvres qui participa effectivement au mouvement national. " The poorer of the rich, and the richer of the poor 71 . " Cette activité patriotique, enfin, a eu tendance à se manifester dans des régions de production artisanale et d'agriculture prospère qui écoulaient leur production sur le marché local. Tout cela n'est pas sans ressemblance avec le cas canadien où l'agitation patriotique a eu tendance également à se manifester dans des régions agricoles prospères comme la plaine de Montréal et la vallée du Richelieu.
Il nous reste donc maintenant à déduire à notre tour, de toutes ces analyses, les dénominateurs qui leur sont communs comme, dans le cas que nous venons de voir, le rôle joué par la petite bourgeoisie des professions libérales.
69. Robert Boily, " Les partis politiques québécois : perspectives historiques ", dans Vincent Lemieux, dir., Personnel et partis politiques au Québec (Montréal, Boréal Express, 1982), 27-68.
70. M. Hroch, op. cit., 156-175.
71. Ibid., 161.
386 LES ÉLÉMENTS DE CONVERGENCE PROPRES AUX EXPÉRIENCES NATIONALES DU XIX e SIÈCLE ET LEUR TRAITEMENT DANS L'HISTORIOGRAPHIE QUÉBÉCOISE ET CANADIENNE RÉCENTE
À ce stade-ci de notre réflexion, nous pouvons esquisser un bilan provisoire de notre démarche en le présentant sous forme de trois associations principales que nous appelons aussi les trois éléments de convergence consensuels que nous déduisons de ce qui précède et que nous retrouverions généralement dans tout mouvement d'émancipation nationale. Ces éléments, qui tiennent compte à la fois du contexte historique et de l'approche théorique, établissent une relation positive entre, 1) conscience nationale, aspiration à la souveraineté, d'une part, et modernisation et transition, d'autre part ; 2) entre courant libéral et courant national ; et 3) entre émancipation des peuples et rôle mobilisateur déterminant des classes moyennes.
Ces éléments de convergence nous serviront de guide dans la poursuite de l'examen de l'HISTORIOGRAPHIE qui sera l'objet de cette dernière partie. Nous les examinerons chez certains historiens qui ont abordé les rébellions par le biais de la synthèse d'histoire générale comme John Dickinson et Brian Young, Stanley Ryerson et Susan Trofimenkoff ; chez certains spécialistes de la période qui ont étudié indirectement les rébellions comme Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot et, enfin, chez certains autres qui ont étudié la période révolutionnaire elle-même comme Fernand Ouellet, Allan Greer, Gérald Bernier et Daniel Salée ainsi qu'Elinor Kyte Senior.
Conscience nationale, modernisation et transition
Depuis une trentaine d'années, les historiens québécois et canadiens ont souvent considéré l'idée de modernité dans leurs interprétations ; toutefois, ceux qui ont étudié la période qui nous intéresse l'ont rarement fait dans la perspective proposée par les théoriciens de la question nationale. Aussi n'ont-ils pas suffisamment mis en évidence les relations qui s'imposaient, selon nous, entre certains phénomènes et événements historiques liés aux rébellions. Ainsi, en proposant ou en adoptant, au départ, une interprétation générale de l'histoire du Québec fondée sur l'idée de modernité et de normalité, plusieurs analyses présentent le Québec comme une société moderne, normale, libérale, dont la croissance économique liée à l'industrialisation urbaine serait comparable au développement économique qu'ont connu les autres sociétés occidentales. Cette interprétation vise manifestement à faire contrepoids à la problématique nationaliste 72 qui serait incompatible avec l'idée de modernité et aurait, pense-t-on, trop souvent déterminé les interprétations et les choix de périodisation 73 . Il faudrait, selon nous, réexaminer cette approche, dans la mesure où elle a ignoré tout simplement les conséquences politiques du phénomène de la modernisation, introduisant ainsi une première distorsion dans l'interprétation de ce phénomène. Par un choix délibéré, ce type d'analyse relèguerait ainsi la sphère politique à un simple rang contextuel, comme si le politique n'avait pas lui aussi un rôle important dans le développement de la modernité. Ce genre d'interprétation coïncide d'ailleurs avec l'isolement dans lequel a été tenue l'histoire politique depuis la fin des années 1960 74 . " [Notre] option, écrivaient John Dickinson et Brian Young dans l'introduction de leur Brève histoire socio-économique du Québec, impliquait des choix idéologiques. La propriété et autres manifestations du pouvoir économique, le droit, les structures sociales, les institutions et les rapports sociaux entre les sexes sont au cœur de notre ouvrage et prédominent sur la politique, la culture et les idéologies, dont le nationalisme 75 . " Conformément à ses " choix idéologiques ", ce courant adopta logiquement une périodisation qui suivait une séquence largement répandue en histoire économique et qui minimisait, par conséquent, les repères politiques conventionnels, comme la conquête anglaise de 1760, les rébellions de 1837 et de 1838 et la Confédération de 1867. " Les gens de ma génération, affirmait Paul-André Linteau 76 , coauteur d'une Histoire du Québec contemporain, se sont beaucoup préoccupés d'étudier les structures ; leur histoire a fait une large place aux grands schémas d'interprétation, aux perspectives théoriques. " Ce point de vue pertinent nous intéresse dans la mesure où il a inspiré le commentaire suivant à Ronald Rudin, qui en parlant de cette catégorie d'historiens, affirme: " C'est tout à [leur] honneur [...] [d'avoir] essayé de laisser de côté la question nationale dans leur récit du développement économique et social, justement parce qu'ils inscrivaient le Québec dans un contexte international plus large 77 . " Commentaire surprenant 72. Gérard Bouchard, " L'"habitant canadien-français", version saguenayenne : un caillou dans l'identité québécoise ", Bulletin d'histoire politique, 5,3 (été 1997) : 21.
73. J. A. Dickinson et B. Young, op.cit., 10.
74. Réal Bélanger, " Pour un retour à l'histoire politique ", Revue d'histoire de l'Amérique française, 51,2 (automne 1997) : 223-241.
75. J. A. Dickinson et B. Young, op. cit., 10.
76. Paul-André Linteau, " La nouvelle histoire du Québec vue de l'intérieur ", Liberté, 35 (1983) : 46.
77. Ronald Rudin, " La quête d'une société normale : critique de la réinterprétation de l'Histoire du Québec ", Bulletin d'histoire politique, 3,2 (1995) : 12-13.
388 et réducteur qui confinerait la question nationale québécoise à la marginalité, alors que la question nationale en général serait, selon une analyse récente sur le sujet, " la principale clé de lecture de l'histoire géopolitique européenne au XIX e siècle 78 ".
Est-ce pur hasard si la période de transition vers le capitalisme industriel canadien est justement la même période pendant laquelle couve la révolte sous Craig (1807-1811), éclateet se construit graduellement l'intégration politique et économique des colonies britanniques de l'Amérique du Nord ? Phénomènes et événements qui renvoient plus ou moins, selon les cas, au pattern suivi par les nations européennes notamment ? Cette simultanéité dans le temps serait-elle pure coïncidence ? La constitution des États ne se présentet-elle pas, elle aussi, comme la solution politique aux problèmes d'intégration des économies nationales comme l'ont si bien montré, entre autres, Eric Hobsbawm 79 , Charles Morazé 80 et Sidney Pollard 81 pour l'Europe et Stanley Ryerson, Alfred Dubuc et Jean-Pierre Wallot pour le Canada.
Cette " inscription du Québec dans un contexte international plus large ", souhaitée par plusieurs, aurait pu permettre de pousser plus loin la réflexion moderniste mettant alors en évidence cette autre normalité, politique cette fois, qu'est l'émergence de l'État-nation et de la nationalité un peu partout en Occident. C'est justement à ce type de questionnement et de problématique que nous convient des modèles d'analyse comme ceux de Rokkan, Deutsch, Gellner et Hroch. Cette volonté d'inscrire le Québec dans la normalité libérale, tout en refusant de poser la question nationale québécoise dans la perspective moderne de l'émergence de l'État-nation qui lui est contemporain, ne créerait-elle pas une nouvelle " anormalité ", caractérisée cette fois par la dissociation de ce qui a été pourtant fortement associé dans l'histoire des nations, soit le phénomène de la transition et l'avènement des nations ? L'" âge du capital " et l'" âge des nations ", comme le courant libéral et national qui les porte souvent, ont eu tendance à se confondre tant les liens qui les unissaient étaient forts. Stanley Ryerson 82 et le sociologue Gilles Bourque 83 , conformément à l'appro-
78. P. Cabanel, op. cit., 3-4.
79. Eric Hobsbawm, " L'édification des nations ", L'ère du capital (Paris, Fayard, 1978), 121-142.
80. Charles Morazé, " Les nationalismes industriels ", Les bourgeois conquérants, 19 e siècle (Paris, A. Colin, 1957), 233-264.
81. Sidney Pollard, The Integration of European Economy Since 1815 (London, George Allen & Unwin Ltd, 1981), 27-41.
82. Stanley B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération (Montréal, Parti Pris, 1972). 83. Gilles Bourque, Question nationale et classes sociales au Québec (1760-1840) (Montréal, Parti Pris, 1970).
389che marxiste, l'ont affirmé, il y a déjà longtemps, sans toutefois approfondir suffisamment la question.
Jean-Pierre Wallot et Gilles Paquet 84 dans " Groupes sociaux et pouvoir : le cas canadien au tournant du XIX e siècle " et, plus récemment, dans Le Bas-Canada au tournant du 19 e siècle [...], inscrivent eux aussi le Bas-Canada dans la modernité en établissant, bien à propos, la corrélation entre transition au Bas-Canada (" grande discontinuité ") et l'" affirmation sociale et nationale ", non pas des Canadiens cependant, mais des Canadiens français 85 . Ethniques plutôt que nationalitaires, en effet, leur sont apparus les conflits qui opposaient " Britanniques et Canadiens " sitôt après l'instauration du régime parlementaire 86 . " L'aspect ethnique ou national [aurait même] fait achopper toute possibilité de révolution bourgeoise. " Nuance importante qui vient réduire aussitôt la portée de " l'affirmation nationale " et laisse supposer que, sans dissocier en théorie, modernisation et aspiration nationale, ils l'excluent, en pratique, dans leur perception de la situation objective. Ils n'ont pas retenu que l'ethnicité, comme l'ont démontré, entre autres Gellner, Bauer, Croce, fut un facteur déterminant de l'émergence des États-nations. Au contraire, pensent-ils, elle " finira, après 1820, par paralyser toute la société canadienne ", rendant finalement toute révolution bourgeoise impossible, " sauf sur le plan national 87 ". Nous voilà donc replongés en pleine dissociation entre révolution bourgeoise et révolution nationale. Plus près de nous, deux politologues, Gérald Bernier et Daniel Salée 88 , ont placé résolument l'idée de transition au centre de leur interprétation des rébellions. " La notion de transition, écrivent-ils, fait ressortir l'existence d'une conjoncture sociopolitique complexe et conflictuelle qui n'est pas étrangère aux troubles des années 1830 [...] 89 . " Les événements de 1837-1838 seraient ainsi à la fois " une lutte de libération nationale ", la " manifestation de la transition vers le capitalisme et vers l'établissement d'un système de démocratie libérale " et " une attaque de plein fouet contre des institutions [...] d'Ancien Régime 90 ". La problématique énoncée par ces deux auteurs s'inscrit très bien dans la perspective moderniste. Elle rejoint aussi 84. J.-P. Wallot et G. Paquet, " Groupes sociaux... ", loc. cit. ; id., Le Bas-Canada au tournant du 19 e siècle : restructuration et modernisation (Ottawa, Société historique du Canada, brochure historique, n o 45, 1988).
85. G. Paquet et J.-P. Wallot, Le Bas-Canada..., op. cit., 3, 5, 9.
86. Ibid., 12-13.
87. J.-P. Wallot, " Révolution et réformisme... ", loc. cit., 431-434.
88. G. Bernier et D. Salée, op. cit.
89. Ibid., 176.
90. Ibid., 173-174.
390 parfaitement les modèles élaborés par les théoriciens de la nation qu'on regroupe généralement sous le paradigme Modernisation et nationalisme. Malheureusement, ces modèles, qui font une large place à l'approche comparative, ne les ont pas touchés. Pourtant, ils leur auraient permis de dégager une problématique neuve sur la dynamique interne de la question nationale.
On se rend donc compte que l'approche de certains historiens, identifiés au courant moderniste récent, représente un net recul par rapport à l'ouvrage stimulant de Bernier et Salée, de celui de Paquet et Wallot et, surtout, par rapport à l'Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850 de Fernand Ouellet, publié en 1966, dont le soustitre référentiel aux structures et conjoncture précise bien la perspective globale qui guida l'auteur. Chez Ouellet, comme chez Bernier et Salée et chez Paquet et Wallot, les deux trames économiques et politiques ne s'excluent pas l'une l'autre, même si leurs interprétations à d'autres niveaux diffèrent. On pourrait même en déduire, dans le passage suivant de Fernand Ouellet, les éléments de modernité et de conflits, propres aux modèles d'un Rokkan, d'un Gellner ou d'un Hroch :
Il nous paraît évident qui si le mouvement insurrectionnel n'avait eu que des racines politiques, même lointaines, il n'aurait pas eu lieu. [...] Comme nous croyons l'avoir démontré, la crise qui prépare l'explosion insurrectionnelle était d'abord économique et sociale avant d'être politique. La crise agricole, les tensions démographiques et sociales, la situation particulièrement critique des professions libérales sont les fondements principaux de la réaction nationaliste 91 .
Pourtant Ouellet s'éloigne des modèles évoqués plus haut quand il conclut à la réaction nationaliste - ce qui est un anachronisme - là où il aurait dû voir une réaction " nationalitaire ". Ouellet se refuse, en effet, à voir dans les insurrections de 1837 une guerre d'émancipation nationale. Ces dernières, alimentées par la crise agricole, n'auraient été qu'un prétexte utilisé par la petite et moyenne bourgeoisie des professions libérales pour accéder au leadership d'une société
ultraconservatrice 92 .
91. F. Ouellet, Histoire économique..., op. cit., 414.
92. F. Ouellet, " Les insurrections de 1837-1838 : un phénomène social ", dans J.-P.
Bernard, Les rébellions de 1837-1838. Les patriotes du Bas-Canada... , op. cit., 221-222.
391Courant libéral - courant national
Cette interprétation instrumentaliste du rôle des élites vient accréditer la thèse du nationalisme " conservateur " des patriotes. Thèse reprise chez bon nombre d'historiens qui ont réduit par la suite la question nationale aux rapports plus ou moins conflictuels et " chauvins " entre Anglais et Canadiens. C'est la perspective qu'a privilégiée Elinor Kyte Senior dans Redcoats and Patriotes 93 publié en 1985 et qui représente un exemple parfait d'une histoire qui refuse de pousser l'analyse assez loin. Une analyse qui aurait pu souligner le fait que l'échec de l'objectif nationalitaire des Canadiens en 1837 et, par là, leur mise en minorité sous l'Union, ont provoqué une redéfinition effectivement conservatrice du nationalisme canadien chez les réformistes de LaFontaine, les libéraux-conservateurs de Cartier et chez les