Depuis la Révolution tranquille l'épisode des rébellions de 1837-1838 est coiffé d'une auréole quasi-divine. En dépit des passions nationalistes du moment, les historiens ont plutôt boudé le sujet. Quel paradoxe! Depuis une trentaine d'années on s'occupe davantage de bourgeoisies, de crises agricoles, des idéologies et, plus récemment, des structures sociales, sans se préoccuper des incidences politiques de tout cela. Est-ce à cause d'un manque de temps? Est-ce une question de mauvaise volonté? Peu importe, puisque cette façon d'aborder le problème de manière très incomplète se révèle une constante des diverses interprétations. Quelques interprétations
Il n'y a pas qu'une seule interprétation des événements de 1837-1838. On a affaire plutôt à une succession de tendances qui ont, tour à tour, orienté l'analyse des faits. Nous devons à Lord Durham le diagnostic classique des troubles dans le Bas-Canada: "Je m'attendais à trouver un conflit entre un gouvernement et son peuple. J'ai trouvé deux nations en guerre au sein d'un même État: j'ai trouvé une lutte, non de principes mais de races". Durham conçoit la rébellion comme un conflit entre deux communautés nationales, l'une anglophone, l'autre francophone. Il souligne le fondement nationaliste des aspirations révolutionnaires qui s'oppose à leur discours démocratique et populaire. Les rebellions dans le Bas-Canada n'ont rien de commun avec le phénomène révolutionnaire en Europe. Là-bas la lutte démocratique entre gouvernants et gouvernés est à l'origine du conflit. Ici, c'est le sentiment nationaliste qui l'emporte sur les enjeux démocratiques.
A tort ou à raison, Durham dissocie nationalisme et démocratie. Dans l'HISTORIOGRAPHIE canadienne-anglaise, depuis Adam Short, Mason Wade et Stanley B. Ryerson, on adopte une perspective à la fois plus large et plus positive à l'égard des rébellions. Comme il y a eu des troubles dans le Haut aussi bien que dans le Bas-Canada et qu'on ne saurait expliquer les conflits en termes strictement ethniques, on souligne donc l'aspect démocratique et anti-colonial du mouvement dans les deux provinces. La rébellion de 1837-1838 devient une étape clef de l'éventuelle (!) accession du Canada à l'indépendance politique vis-à-vis la Grande-Bretagne.
Chez les francophones, tels les Michel Bibaud, Gustave Lanctôt et Gérard Parizeau, on s'est efforcé d'équilibrer le jugement de Durham en mettant en évidence la dimension sociale du phénomène. Plus récemment Fernand Ouellet a tenté à sa façon de réconcilier les facteurs nationaux et sociaux. L'importance de son interprétation mérite qu'on s'y arrête quelque peu. Ouellet ne rompt pas tout à fait avec la dichotomie démocratie-nationalisme de Durham. Cependant il prétend offrir une explication sociale des rébellions. Il voit dans la crise agricole (début XlXième siècle) et dans les tensions qui en découlent le vrai mécanisme déclencheur des troubles: les gens sont disposés à se révolter car ils n'ont plus rien à perdre. A ce moment intervient un deuxième facteur: l'ambition démesurée de l'élite sociale des Canadiens français, composée surtout de membres des professions libérales. Le discours démocratique de cette élite ne serait que de la poudre aux veux. C'est le pouvoir qu'on vise, pas la vertu.
Troisième élément de l'analyse de Ouellet: l'idéologie nationaliste. A travers elle les Papineau et autres parviennent à rallier à la cause des patriotes de vastes segments de cette population essentiellement paysanne et francophone. Il y a là une présomption de taille, qui veut que la paysannerie du Bas-Canada n'ait pas été en mesure de formuler ses propres objectifs politiques. En pareil contexte il était inévitable que les habitants adhèrent aux projets d'autrui.
Nous devons à Ouellet l'hypothèse de deux rébellions: celle des élites, organisée par le Parti Patriote; et celle du peuple dite rébellion populaire. Chose renversante, pas même Ouellet ni ses principaux détracteurs n'ont jugé à propos de poursuivre la réflexion sur le rôle des forces populaires dans la rébellion. Certes, on reproche à Ouellet d'avoir trop insisté sur la crise agricole alors que la crise de l'industrie forestière aurait été plus déterminante. Plus récemment Jean-Paul Bernard a cru bon de parler de deux mouvements de masse en 1837-1838: celui des Patriotes (le "Oui") et celui des "Constitutionnels" (le "Non"). Il y a dans l'HISTORIOGRAPHIE actuelle une préoccupation fort louable pour les événements et les conditions économiques de l'affrontement. Et pourtant, il semble que l'essentiel du processus même des soulèvements nous échappe toujours. Il paraît souhaitable de renouveler la perspective en tenant compte de la dimension populaire du phénomène..
Cibles et enjeux de la rébellion populaire
Rendre compte de la Rébellion de manière reconnaître l'apport populaire nous oblige à analyser les principales cibles visées par les patriotes et non pas seulement les forces en présence.
Commençons avec une des cibles préférées des Québécois d'hier et d'aujourd'hui: les Anglais. Selon certains, le ressentiment à leur égard aurait constitué un dénominateur commun du discours et de l'action politique des patriotes. Ainsi un contemporain (que cite Georges Baillargeon) s'inquiétait du sort des Anglais de son village: "s'ils (les patriotes) avaient réussi à s'emparer de La Prairie, ils n'auraient pas laissé vivants un seul habitant anglais, irlandais et écossais".
Il ne fait pas de doute que les Anglais se sentent menacés. Selon le témoignage d'une montréalaise, E.A. Collard, qui relate en 1926 les événements de son enfance: "Then (1837) everybody was busy putting lights in every window; for my father had brought instructions that this was to be done in order that the rebels coming into town might know that we were ready for them".
On a très peur, mais les Anglais ne sont pas dépourvus de moyens de défense. Voici les membres du très fanatique Doric Club qui gagnent les rangs des forces régulières de sa majesté en novembre 1837 (en l'occurrence il s'agit, selon E. Senior, des Queen's Light Dragoons et du Royal Montreal Cavalry.) Plusieurs observateurs à l'époque, dont John Colborne, ne sont-ils pas convaincus que les Anglais comptent tirer les premiers coups de feu? La peur est-elle compensée en partie par la force?
Il importe de s'interroger sur le rang social des cibles autant que sur leur "nationalité". A quelques reprises on s'en prend à la personne même de certains marchands anglais. Geste significatif, on brûle leurs livres de comptes. A l'occasion on s'attaque à du plus gros gibier. Lors des événements de 1838 on prend en otage un membre de la famille Ellice, les seigneurs de Beauharnois. Ce genre de "terrorisme" nous rappelle que la Rébellion renferme une importante dimension anti-seigneuriale. En février 1838, le leader patriote Robert Nelson ne promet-il pas aux insurgés qu'ils seraient "déchargés de toutes dettes envers les seigneurs"?
Le problème de l'anti-seigneurialisme durant le Rebellion renvoie à une plus longue tradition de contestation populaire dans la vallée du Saint-Laurent, tradition perceptible dès la fin du XVIIIième siècle. Les années 1790 voient l'éclatement d'émeutes à Québec, Charlesbourg, dans la Beauce, sur l'île de Montréal.
L'opposition au gouvernement lors de l'imposition de l'Acte de la Milice (1794) est vigoureuse, parfois même violente. L'historien Thomas Chapais, citant un texte d'époque, relate qu'à Charlevoix: "Plus de trois cents hommes de cette province et de la Jeune-Lorette, armés de fusils, de fourches, de couteaux de chasse, de brocs, de fléaux, firent la patrouille pendant plusieurs ours et plusieurs nuits, de crainte que l'on vint les enrôler."
L'État n'est pas seul à faire les frais de la colère populaire. L'aristocratie est également mise en cause Ce sont des chemins seigneriaux que les habitants sont appelés à construire au terme de l'Acte des chemins (1796). C'est du moins ce que redoutent les paysans qui, à l'occasion, manifestent leur mécontentement. Lors d'une assemblée populaire à la Pointe de Levy (1797), les inspecteurs de chemins doivent abandonner leurs responsabilités dans le domaine routier
Si la population a du mal à distinguer les intérêts du gouvernement de ceux de l'aristocratie, c'est que cette dernière représente pour État un rouage essentiel du pouvoir local dans une société rurale. Cela est aussi vrai du Bas-Canada que l'Angleterre. Les années 1837-1838 portent un dur coup à la sainte alliance de la couronne avec la gentry. Manifestement, on ne peut plus compter sur la gentry pour contenir les impulsions violentes de la masse rurale. Ces élans populaires resurgiront au cours des années 1840 tant dans les camps de bûcherons que sur les chantiers de construction des canaux.
L'heure est aux changements dans le Bas-Canada. En l'absence d'un consensus social profond, la remise en question de la légitimité des forces traditionnelles de l'ordre s'accompagne de la généralisation de la violence comme mode de revendication sociale. C'est dans un contexte de turbulence sociale et de "vacuum" politique que Durham et Sydenham envisagent la nécessité de créer de nouvelles institutions de gouvernement local. Autant dire que l'ère du gentleman seigneur, personnifiant seul le pouvoir local, tirait à sa fin. La Rebellion, force par excellence de la contestation populaire, y était pour quelque chose.
John Willis, historien
Cap-aux-Diamants, no 12, hiver 1988 : 57-59.