Montréal, samedi 10 septembre 1910.
Le Québec compte alors deux millions d'habitants, la plupart vivant d'agriculture, agrippés à ce pays défriché depuis 300 ans. Mais ces Québécois font alors l'expérience du déracinement et de l'humiliation nationale.
Le recensement de 1911 nous apprend ainsi que le Québec vit un grand dérangement et que ses campagnes se vident littéralement. On réalise alors l'échec du grand rêve de la colonisation, sorte de Plan Nord alors présenté par le gouvernement libéral comme une panacée. À peine mise en culture, les terres de Matapédia, du Témiscaminque et du Témiscouata sont abandonnées, laissées en fiche, parfois dès la première génération.
Mais où vont donc tous ces gens ?
Ce que le recensement de 1911 nous apprend c'est que les Québécois se ruent vers les nouvelles villes industrielles, et au premier titre à Montréal dont la population quintuple entre 1860 et 1910, dépassant alors 800 000 âmes. Un véritable mouroir d'ailleurs à l'époque; au porte de la crise humanitaire : dysentrie, typhoïde, tuberculose. Montréal où meurt bon an mal an plus d'enfants qu'il en nait. Montréal, ce « Chancre de débauche» disait Mgr Bruchési, «où les âmes les plus pures se perdent irrémédiablement.»
Mais ce que le recensement de 1911 nous apprend surtout est que si le Québec compte bien deux millions d'habitants, deux autres millions en sont originaires mais n'y vivent plus : dispersés, écartelés, vaporisés, de Winnipeg à Boston. La plus cruelle saignée démographique depuis la Conquête.
Ils sont alors des milliers à Hearst, Saint-Bonifaste, Sudbury, Portage-La-Prairie, Hawksbury, Cornwall, Pembrooke, en Ontario, au Manitoba et en Saskatchewan. Ils sont encore plus nombreux à Lowell, Marquette, Manchester, Woonsocket; dans le Michigan, le Massachussett et le Rhode Island.
Partout l'assimilation bat son plein. Et Henri Bourassa le sait très bien, lui qui sillonne les routes d'Acadie et de Nouvelle-Angleterre, sa pile de Devoir sous le bras, afin de revivifier ces rameaux étriqués de la FrancoAmérique. En 1871 le Nouveau-Brunswick abolit l'enseignement public en français. Le Manitoba suit trois ans plus tard, puis l'Alberta et la Saskatchewan, né en 1905 dans un unilinguisme jubilatoire, même si elles comptent pourtant 20 p. cent de francophones.
Reste encore l'Ontario ! Le sanctuaire des Francophones de l'Ouest. Là où l'essor minier aurait été impossible sans l'apport de milliers de familles venues du Québec. La moitié des francophones hors Québec y vivent en 1910, au point où ce nord ontarien est devenu leur seconde patrie; un pont tendu entre le Québec et le peuple métis de l'Ouest.
Pas pour longtemps. Dès 1912, l'odieux règlement 17 lamine les droits scolaires des francophones et engage le cycle de l'assimilation dont les franco-ontariens ne sortiront plus.
Dispersés donc, écartelés entre cinq provinces et deux pays, à la grandeur de l'Amérique, au risque de s'évanouir, abandonnés. Car aucun gouvernement ne les représente. Et surtout pas celui de la Province de Québec, alors contrôlé par les multinationales anglo-américaines et les amis du parti libéral du Québec déjà au pouvoir depuis treize ans. « J'aime mieux importer des capitaux américains que d'exporter des travailleurs québécois » se plaisait à dire Lomer Gouin. N'empêche. Le Premier ministre du temps a beau abaisser les droits de coupe et inaugurer une usine de pates & papiers par année, les familles québécoises quittent alors le Québec par dizaines de milliers.
« Nous ne sommes qu'une poignée, c'est vrai; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre. »
Mais il y a plus grave encore. En 1910 les franco-catholiques doivent accepter le choc d'une des pires vagues de racisme de leur histoire. Le mouvement orangiste ou impérialiste avait déjà pendu les patriotes en 1837, éradiqué le peuple métis avec une insoutenable cruauté avant de s'attaquer méthodiquement, dans chaque province, aux droits des francophones et des catholiques.
« We Hold the Vaster Empire that Has Never Been » disait alors un timbre canadien unilingue.
En 1910, la frénésie impérialiste canadian atteint une sorte d'apogée. Enhardie par l'écrasement du valeureux peuple Boers en 1900, satisfait d'avoir expurger l'Ouest canadien du sang québécois, elle s'apprête en 1910 à chasser Wilfrid Laurier du pouvoir et à mettre à sa place l'un des siens : le conservateur Robert Borden, qui emboite immédiatement le pas derrière l'Angleterre impérialiste, en attendant les massacres et les torrents de sang de la Première Guerre mondiale.
Étrangers en leur propre pays, les Québécois ne l'ont jamais autant été qu'en ces jours sombres de 1910, alors que Charles Gill écrit à un ami (Montréal, 1910) :
Le soleil se couchait; dans une poussière d'or passait la foule cosmopolite. Ce soleil au couchant, cette rue que j'avais vue il y a vingt ans toute française, cette foule composé de races hostiles à notre étoile, la diversité des langues, notre race représentée là surtout par ses prostitutées de douze ans et ses jeunes ivrognes, tout cela me frappa. Nous étions demeurés près de la vitrine; j'attirai Albert Ferland jusqu'au bord du trottoir; d'un geste je lui montrai le soleil et de l'autre la foule : regardez Ferland, lui dis-je, regardez mourir le Canada français.
Pas étonnant donc qu'ils se soit tournés vers leur église. Pas étonnant qu'ils aient été prêts à remettre tout entier leur destin entre ses mains : « La foi gardienne de la langue, la langue gardienne de la foi. » Bourassa sait bien que l'identité et la culture du Québec ne risquent pas d'être défendu ni à Québec et, ni à Winnipeg, ni à Burlington, encore moins à Ottawa ou Washington. C'est dans les séminaires, les couvents et les écoles de rangs qu'est alors assurée la survie nationale. Et d'abord au sein de cette famille canadienne-française, objet de toutes les attentions du tribun. Dans un tel contexte, arriver à perpétuer la langue et les usages de nos pères était littéralement une affaire de foi et de sacrifice. Nulle loi, nul ministère, nul financement public pour assurer la vitalité du français. Que des mères aimantes, de vaillantes institutrices de rang et d'opiniâtres prêtres pour transmettre le génie de la langue. Une seule institution alors pour porter la voix de cette diaspora aux portes des capitales et des capitalistes. L'Église catholique et apostolique. Henri Bourassa le sait bien : seule l'Église catholique cimente encore cette diaspora tendue au-dessus de l'abime et peut défendre ses aspirations en attendant que ces francophones prennent un jour les rennes de leur économie et dispose enfin d'un État français en Amérique.
Or ce que Mgr Bourne propose est justement de priver les Canadiens français de cette voix et de noyer leur langue dans son vaste dessein messianique. Voilà pourquoi Bourassa voit immédiatement l'urgence de monter au créneau. En zélote obéissant, il se souvient de tout ce que son peuple doit à l'Église, mais dit bien combien cette Église fut aussi glorieusement servie par la francophonie en Amérique.
C'est dans ce Québec vulnérable et écartelé de 1910 qu'Henri Bourassa engage son grand discours, il y a 101 ans jour pour jour. Ce jour là marque une sorte de refondation du Canada français. Tout une cohorte de jeunes nationalistes entendra alors la voix du tribun faire raisonner l'église Notre-Dame : Olivar Asselin, Armand Lavergne, Rodolphe Fournier, Lionel Groulx. Bientôt ils fondent la Société du parler français, l'Ordre de Jacques-Cartier, les Jeunesses catholiques, l'Action nationale. Avec le discours de Bourassa, le Canada français relève la tête et entreprend la longue gestation qui le fera un jour accoucher du Québec, sa patrie.
À un siècle de distance il est judicieux de rappeler que le Québec fut déjà bien plus mal-en-point qu'aujourd'hui et que c'est alors qu'il trouva ses défenseurs les plus fidèles et les plus acharnés. Je veux donc en terminant féliciter a Société Saint-Jean-Baptiste qui a fait en sorte de faire revivre ce grand moment de notre vie nationale et ainsi contribué à revivifier notre confiance en notre avenir comme peuple.
Gilles Laporte
De larges extraits du grand discours de Bourassa reproduits sur le site du collège Marianopolis : http://faculty.marianopolis.edu/c.belanger/quebechistory/docs/1910/4.htm