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[Christian Rioux offre une comparaison entre la Prison des Patriotes et la Prison de Kilmainham en cette chronique sur l’Irlande.] Le Devoir - 1er juin 2007
Dublin -- C'est à cause de Victor-Lévy Beaulieu que je me suis retrouvé en Irlande. Après avoir refermé son monumental James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots (Éditions Trois-Pistoles), j'ai eu honte de n'avoir de toute ma vie passé qu'une malheureuse nuit à Dublin, en transit vers Belfast. Dublin, donc, avec ses maisons ouvrières de brique rouge. Dublin comme un gros, un gigantesque Verdun qui n'aurait jamais été déserté de sa population. Dublin où on roule les r comme le faisaient encore les petits bums de la rue Wellington dans les années 60.
Sur Grafton Street, les jeunes filles rousses défilent le nombril et les épaules à l'air sous le vent du nord. Cette peau rose ne craint pas le froid qui mord. Les garçons ont tous un petit air à la Bono, une boucle à l'oreille gauche et des lunettes à la Star Trek. Ils marchent dans le soleil, le menton retroussé comme pour afficher leur fierté. Après avoir été la terre la plus pauvre d'Europe, celle de toutes les misères et de la famine, l'Irlande s'est transformée en îlot de prospérité. La réélection triomphale, cette semaine, du taoiseach (le premier ministre) Bertie Ahern, pour un troisième mandat consécutif, n'en est que la manifestation la plus récente.
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Derrière cette étonnante réussite économique et politique qui a fait de l'Irlande un des pays les plus riches d'Europe se cache une fierté nationale sans pareille, dont les Irlandais commencent à peine à recueillir les lauriers. Il suffit de peu pour s'en convaincre.
Dans la vieille prison de Kilmainham, un peu à la périphérie du centre de Dublin, le guide prend un air solennel lorsqu'il accueille les visiteurs en gaélique. Le moment est grave, dit-il, car ce lieu est sacré. Les mots sont mûrement pesés. Ici sont morts pendus ou fusillés par l'armée de Sa Majesté les héros de l'indépendance irlandaise, dont ceux qui ont conduit la révolte de Pâques, en 1916. Comme tous les lieux sacrés, celui-ci a été préservé. Les cellules froides et sombres sont demeurées à l'identique. On glisse un regard inquiet dans l'oeilleton de la porte, comme le faisaient les gardiens anglais. Je sais, il n'y a plus de héros. On a dépassé tout cela. Et pourtant, on découvre à Dublin tout un peuple qui vibre encore à ses héros nationaux.
Difficile de ne pas penser à la prison du Pied-du-Courant, sous le pont Jacques-Cartier, à Montréal. Le bâtiment est presque identique et de la même époque. À ces deux endroits, le gibet a accueilli des révolutionnaires républicains. Sauf que la prison québécoise est devenue le siège de la SAQ. Tout un symbole s'il en est un! Peut-être celui de l'oubli. En guise de témoignage, on n'a gardé qu'un anneau au sol auquel on enchaînait les prisonniers. Pour le reste, tout n'est que panneaux didactiques et bureaux de fonctionnaires.
Loin de me raconter l'histoire extraordinaire des hommes qui sont morts en ce lieu pour un idéal qui les dépassait, le jeune étudiant de l'UQAM qui m'a fait visiter l'endroit l'an dernier balbutiait quelques explications confuses. Frais émoulu de l'université, il n'avait à la bouche que la rectitude de l'heure, qui veut qu'on cache sa fierté nationale de peur de heurter quelqu'un. Il s'est donc évertué à transformer nos Patriotes en vague combattants de la démocratie. Pour peu, il en aurait fait des militants de la Charte des droits. Je pense qu'il n'a pas prononcé les mots «république» et «indépendance». La peur des mots, comme un préalable à la peur de soi. Hésitant, mon jeune guide multipliait les circonlocutions langagières afin de faire oublier que les Chevalier de Lorimier, Hindelang et Hamelin avaient été, à leur manière, des révolutionnaires inspirés. Tout pour les ramener à l'ordinaire des choses. Comme si les Québécois n'avaient pas droit à leurs héros.
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À Dublin, pas de détours ni de fausse pudeur. Les Irlandais ne craignent jamais d'évoquer leur histoire. Faut-il y voir la source de cette assurance que n'ont pas les Québécois? Cette assurance produit pourtant des dividendes économiques qui permettent aujourd'hui à l'ancienne colonie de dépasser l'ancienne puissance colonisatrice.
Fils d'un combattant de l'indépendance irlandaise, le premier ministre Bertie Ahern, réélu cette semaine, est un leader irlandais nationaliste de la plus pure tradition. Son parti, le Fianna Fail, est l'héritier du fondateur de la république irlandaise, Eamon de Valera -- le Louis-Joseph Papineau irlandais --, qui a d'ailleurs croupi dans la prison de Kilmainham. Récemment, un rapport rédigé par des parlementaires français soulignait que l'étonnante croissance économique irlandaise était le fruit d'un «pacte social» difficilement imaginable ailleurs. Un pacte qui n'a pu se construire que sur la base d'une forte identité capable de mobiliser l'ensemble de la nation. Un pacte que l'économiste américain Dan Breznitz avait comparé à celui qui anime Israël. Depuis l'époque où il était ministre du Travail, Bertie Ahern a été l'artisan de cette négociation sociale et de cette stratégie pilotée par l'État.
«Nous sommes devenus le pays le plus riche d'Europe», me lance avec un petit air fendant mon chauffeur de taxi. Pendant que les Français se chicanent avec leurs banlieues pauvres, l'Irlande est aujourd'hui la terre d'accueil de milliers d'immigrants d'Europe de l'Est. Mais le tigre celtique n'est pas seul. Il trône aujourd'hui au milieu de cette myriade de petits pays d'Europe du Nord qui bénissent le ciel d'avoir un jour conquis leur indépendance ou de ne l'avoir jamais perdue. Je veux parler de l'Islande, de la Norvège, du Danemark, de la Suède et de la Finlande. Laissons aux experts le soin de démêler lequel de ces petits pays a le PNB par habitant le plus élevé, le taux de chômage le plus bas et le meilleur revenu moyen. Disons simplement que, douce revanche de l'histoire, on vient aujourd'hui des plus grands pays d'Europe, d'Amérique et d'Asie pour contempler l'étonnante réussite irlandaise.
La réélection de Bertie Ahern cette semaine n'aura été que la confirmation de ce succès. Celui d'un petit pays d'à peine quatre millions d'habitants qui n'a pas eu peur d'aller au bout de ses rêves... de ses mythes, aurait dit VLB.
crioux@ledevoir.com
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