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Ma chère amie. La dernière lettre de mon ami O'Callaghan contient pour moi les consolations suivantes, Madame Papineau et la chère Azélie sont parties depuis deux jours pour Saratoga. Je vous assure que la santé de M(me) est très bien rétablie et qu'elle parait aussi bien que je l'aie jamais vue. La société de M(mme) Cowan et de sa famille soutiendra son courage, puis elle ira voir M(me) Dessaules et ses enfants à Plattsburg. Tes 437 lettres, ma toute bonne amie, sont de toutes, celles qui m'intéressent, m'encouragent, me consolent le plus. Quand tu peux m'en écrire, n'y manque donc pas: mais à leur défaut qu'Amédée te remplace. Il entre dans des détails sur ce qui vous touche, vous qui êtes réunis dans la terre d'exil, et sur les autres membres de la famille demeurés dans la patrie souffrante et tyrannisée, qui rendent ses lettres très intéressantes. Chaque paquet devrait m'en apporter soit de toi soit de lui. Les miennes et mon insistence pour que tu fasse vendre la bibliothèque et ménage et que tu viennes me rejoindre ont du te convaincre que je n'espérais rien obtenir ni d'Angleterre ni d'ici en faveur de mon pays. Je ne doute nullement que je pourrais bien obtenir d'y retourner, en le sollicitant. Mais il faudrait être témoins sans réclamations de la tyrannie exercée insolemment contre notre pays: ni toi, ni moi ne voudrions nous soumettre à cette indignité. D'ailleurs, deux fois lorsque le gouvernement avait intérêt à faire respecter par tous les lois, il a lâché la populace à forcer ma femme et mes enfans à la fuite, hors de leur maison, sans jamais rechercher, pour les punir, les coupables: ou plutôt leur a applaudi. Que serait-ce dans un temps où il s'est identifié avec la lie de la société; avec une troupe ignare de factieux avides de sang. Il n'y aurait pas de sureté. J'attends donc avec impatience ta réponse, ta détermination à venir ou à m'appeler en Amérique. Nulle apparence que rien ne puisse se faire en faveur du Canada aussi longtemps que l'Angleterre n'est pas plongée dans les embarras qui la menaçent, soit de guerre étrangère, soit de commotions intestines. Ces évènements peuvent être éloignés, et dans ce cas il nous faut vivre ou tu l'aimeras mieux, soit ici ou aux Etats Unis. Dans l'un ou l'autre cas ce ne pourra jamais être avec le degré soit d'aisance, soit de contentement que nous avons connu quand nous étions dans le cercle des amis et des parents que l'on n'a pas moins l'habitude que l'inclination de chérir, quand ce sont des affections qui sont nées, qui ont grandi & vieillies avec nous. Elles ne peuvent jamais se remplacer celle là. Je n'ai qu'à me louer d'un acceuil généralement très bienveillant; je rencontre des sociétés savantes, où mon gout pour les études m'intéresse; mais j'en jouis mal séparé de ma famille. Si l'asservissement du Canada et dès lors notre exil était prolongé, nos enfans n'auraient ils pas plus de chance de s'établir aux Etats Unis qu'ici. Telle serait la considération qui décidera nos résolutions ultérieures -- mais pour le moment j'incline à croire convenable le parti que je propose de venir passer une couple d'années M(r) Larocque, de Longueil -- M(r) Lamothe, meurent d'ennui et regrettent d'être venus à Paris --Je le regrette aussi, à raison de l'inutilité de la démarche, sous un point de vue d'utilité publique, et du sacrifice de ma séparation d'avec ma famille. Mais je m'occupe. Après la présente reçue, disons au quinze d'août, il n'y aura plus besoin de m'envoyer les journaux du Canada qui ne laissent pas de couter. Je serai à la veille de repartir. Si tu viens il nous suffira de la gazette de M(c)Kenzie et de celle de Duvernay si elle s'établit, ou à son défaut du Canadien pour se tenir au courant de ce qui se passera dans les deux provinces. La lecture des journaux anglais, français, et d'Amérique m'a dévoré un temps infini, au détriment de lectures plus solides. J'ai passé quelques jours à assister à la chambre des Pairs au procès qui vient de s'instruire contre les insurgés. Il y en a un homme de talent et d'éducation, qui est condamné à mort, les autres à des emprisonnements plus ou moins longs. La chambre a, je crois, hésité beaucoup à prononcer la peine de mort. Il est déplorable qu'elle l'ait fait dans le cas d'un crime bien moins atroce que l'était celui des ministres de Charles X. Pour les tentatives d'assassinât contre le Roi, il y a eu successivement plusieurs exécutions, et c'était juste. Faut que la peine de mort est reconnue par les lois d'un pays, elle peut surtout s'appliquer contre l'assassin. Mais dans le cas d'insurrection, où celui qui la tente prouve la sincérité de ses convictions, puisqu'il sait qu'il expose bien plus surement sa vie, qu'il n'attaque l'autorité avec chance de succès; puisqu'elle a été souvent tentée par les hommes reconnus par l'histoire pour des plus vertueux; il n'y avait pas eu condamnation capitale depuis 1830 Et si les hommes publics de ce pays se gouvernaient par des principes et se respectaient toujours nuls de ceux qui ont eu le courage de soustraire Polignac à la mort ne devaient avoir la lâcheté de livrer Barbès. On la fait sonder pendant le délibéré des chambres -- on lui a demandé si dans le cas de condamnation à mort, il se pourvoirait en sa grâce, c-a-d. demanderait pardon au Roi, avec la certitude de l'obtenir. Il a dit résolument que non. L'usage ici est que personne n'obtienne grâce ou commutation de peine, à moins de la demander. Si l'exécution a lieu, les haines déjà beaucoup trop générales et profondes contre le Roi, redoubleront d'intensité, je n'en doute pas. Il sera obligé, dit le bruit public, de prendre l'initiative et de le donner sans recevoir ni excuse, ni remerciement de l'accusé. L'instruction de tout ce procès est très mal conduite. Le président seul, avec les procureurs généraux interrogeaient les accusés et les témoins au milieu d'altercations et presque de démentis perpétuels, et trois cents pairs assistaient sans y prendre part. Le président y mettait souvent de la passion, jamais de la dignité et le calme impassible qui devrait caractériser les procédés d'une si haute cour. Autant la France est en avant de l'Angleterre & des Etats Unis pour ses lois civiles et l'instruction de la procédures civile, autant elle est en arrière pour la justice criminelle, excepté que la peine de mort est plus rarement prononcée qu'en Angleterre, ce qui est la principale amélioration, mais l'habitude d'interroger les accusés en différents temps, et par des questions captieuses à les mettre en contradiction, est immorale au plus haut degré, par l'avantage immense qu'elle donne au coquin adroit et judicieux comparativement à l'accusé, même faussement, qui sera timide et ignorant et condamné sur des probabilités, par la défiance que ses contradictions et son hésitation inspireront contre lui aux jurés. Aujourd'hui toutes les gardes sont redoublées. Hier soir, tard, je revenais de chez l'ambassadeur américain ou j'avais passé la veillée avec une belle et nombreuse réunion américaine et marchais comme de coutume, bien posé et tranquille sur le trottoir, je me trouvé tout près d'une sentinelle qui me cria, avec colère, à bas du trottoir. Je lui dis avec surprise: ""Mais pourquoi ? j'y passe tous les jours sans que l'on m'ait jamais rien dit-- oui, mais on n'y passe pas aujourd'hui."" Je crus que l'homme était ivre et continuai sans l'avoir remarque trop, sa mauvaise humeur. à quelques pas plus loin, même avanie, je lui dis: ""I don't understand,"" et continuai sur le trottoir. Il ne fit que hausser les épaules en disant: ""Ah c'est un Anglais;"" mais cela me convainquit que la sentence venait d'être rendue à la Chambre des pairs, et que les troupes craignaient que les amis des accusés ne se livrassent à quelques excès et ne cherchassent à désarmer les sentinelles, et que celles ci avaient pour consignes d'être bien sur leurs gardes. J'ai été passer la Semaine dernière trois jours à la campagne où demeure M(r) Bossange père. C'est (...) maison, chateau magnifique qui a appartenu à Charles X, alors, comte d'artois avant la révolution qui confisqué et vendu à cette époque fit plusieurs mains, et est à M(r) Lafitte. Il y va pendant la Session le samedi, et 439 revient le lundi. C'est demain la fête patronale de ce village--M(r) Lafitte y a une réunion de cent couverts et m'invite à en faire partie. J'y passerai la journée de demain et de lundi. Ce sera une occasion de voir beaucoup d'hommes publics-- de faire quelques amis au Canada, quelques ennemis à ses tyrans--mais tout cela sans résultats utiles prochaines. ""La flotte française est allée dans le Levant, et sous le commandement de l'amiral anglais. C'est un moment d'aveuglement pour la France recherchant l'alliance de son ennemie irréconciliable, et qui convoite l'Egypte. Elle perdra bientôt l'occident, mais veut et peut, si la France demeure aveuglée et dupe comme elle dans le moment, se fortifier dans le Levant, et regarde l'Egypte comme nécessaire au maintien de sa puissance aux Indes. Voilà ce que je crois, et ai faire croire & dire et écrire à gens qui n'y songeaient guères."" J'ai fait, depuis une couple de jours, la connaissance du général Comte de Chassenon, qui est occupé depuis longtemps, et, depuis deux ans, à parfaitement réussi, à faire d'excellent vin avec les bleuets et croquets qui sont si abondants dans toutes les forets d'Amérique, et d'excellent vinaigres et eaux de vie avec les marcs, après qu'il en a pressuré les vins. Il me propose d'aller dans une quinzaine de jours voir à quarante lieues d'ici comment il opère, et si je n'y puis aller me promet de me donner un mémoire très détaillé de ses opérations. C'est si important pour le Canada et toute l'amérique que je donnerai un soin particulier à cet objet et pourrai peut être leur procurer un grand avantage. C'est une centaine de barriques à la fois qu'il se croit en état de faire cette saison. Il me fera gouter des produits, la première fois que j'irai le voir la semaine prochaine. Pauvre amie que de plaisir tu auras à presser sur ton coeur après une si longue et cruelle séparation notre Ezilda, notre Gustave, qu'elle épreuve et qu'elle douleur au jour de la séparation pour les laisser aux soins de leur autre mère, ma chère soeur, jusqu'au jour qui nous réunira tous un peu plus tard. Es-tu en état de supporter tant d'assauts si rapprochés les uns des autres ? je l'espère. Oh! si c'était l'ambition déçue qui nous soumettrait à de si douloureuses punitions nous ne pourrions pas les supporter. Mais la certitude que j'ai toujours agi avec le plus entier désintéressement pour moi, le plus entier dévouement à l'intérêt de mon pays, me laisse sans reproches, me soutient et te fortifiera aussi à partager le mauvais sort d'un honnête homme qui te chérit de tout son coeur. Je vois ici tous les jours des personnes qui ont éprouvé les mêmes catastrophes. J'y vois la vertueuse famille du général Lafayette, ses enfans qui ont passé avec leur mère, tous deux défunts, cinq années de la plus brutale captivité que le despotisme ait imposé aux vertus, au patriotisme, qui sont sa censure. Souffrir, c'est le sort de l'humanité. Etre irréprochable, n'en mets pas à l'abri, mais ennoblit la souffrance. Mon amie toi et tous les miens je vous embrasse de tout mon coeur et suis bien malheureux jusqu'au jour de notre réunion. Tout à toi. Je fais mes amitiés sincères et remerciments à O'Callaghan quoique j'ai honte de n'avoir pas le temps de lui écrire aujourd'hui. (Au haut de la page 1:) Mr. Amédée Papineau Saratoga Springs--State of New York (Adresse) Via Havre. Reçus Jeudi 5 sept: 1839.
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