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Trois paquets sont arrivés de New-York au Hâvre sans m'avoir apporté une lettre de ma chère amie. Je la plains plus que je ne me plains. Cela me laissait craindre des accidents, de l'indisposition, et toutes mes tristes appréhensions se sont verifiées, plus malheureuses que je n'aurais osé l'imaginer, pour un coup aussi foudroyant, 415 que la mort de notre excellent M. Porter, de mon protecteur, puisqu'il a soutenu, relevé mon courage dans un moment d'épreuve aussi pénible que celui ou il m'ouvrit son coeur, ses bras, ceux de toute sa famille, dont nous fesons partie, tant nous les avons tous trouvés aimans et sensibles... Avec les siens, la France est le plus beau pays du monde, sa société infiniment aimable, ses ressources pour l'instruction tellement abondantes et de facile accès, que pour tous les biens du corps et de l'esprit, il n'y a pas d'autre résidence aussi désirable, pour tout ce qui veut vivre de l'essence la plus pure de l'esprit, ou pour la satisfaction la plus grossière des appétits sensuels. Les bonnes natures intermédiaires, l'honnête homme, y peut donc vivre très agréablement, si son coeur ne saignait pas; s'il y est avec les siens, sans lesquels il n'est aucun bien; s'il n'est pas tyranniquement banni d'un pays qu'il faut libérer. Mais quels incidents imprévus, inextricables, se compliquent pour rendre on ne peut plus difficiles de ce côté de l'océan les moyens de servir le Canada. Mon déplacement si pénible lui deviendrait-il inutile ? La France et l'Angleterre sont assies sur un volcan dont beaucoup de bons esprits craignent l'explosion instantanée... J'ai eu des lettres de M. Roebuck. Oh, c'est un grand contretems pour la cause canadienne qu'il n'ait pas pu venir me voir ces jours-ci. Il le fera plus tard quand Lord Brougham et Mr Leader seront partis, ce qui ne vaut pas autant: Le Grand Lord Brougham de si prodigieux talens, à des moments où il n'y a pas à le tenir au sérieux non seulement sur les affaires du Canada mais même sur celles de France, ce qui a choqué quelques uns des hommes marquants d'ici. Il s'échappe tout à coup en actes et propos de frivolité et trivialité comme le fait Mr John Neilson. Je n'ai trouvé que M DeLamenais aussi grave et solide comme je le puis souhaiter, s'indignant au récit des atrocités commises en Canada. J'ai diné avec lui et quelques autres braves Républicains. Il m'a fort prié de le voir souvent. J'ai eu un monde de visites d'hommes de lettres qui veulent des écrits chacun pour leurs journaux, mais qui conviennent que le moment est peu opportun. Qu'il faut rassembler les matériaux puis faire explosion au moment où le Ministre viendra accuser les Canadiens à la rentrée après le quinze d'avril, où il va être mis à l'épreuve pour son existence, en déroulant alors le tableau des misères que souffre le Canada. Oh, mon amie! que de maux réels dans notre séparation, que d'incertitude si elle peut profiter à quelqu'autre, à notre pays! Vais-je revoler vers vous si les apparences de guerre se confirment ? Je n'ose appeler aucun de vous, si même nous en avions le moyen, s'il est possible que les troubles recommencent bientôt ici. Tous ensemble, nous y sommes bien. Un jeune homme seul y serait mal, dans un ordre de société qui étonnerait si fort son entendement. Le mépris pour l'opinion religieuse se manifeste, non seulement chez les grands et les riches, mais dans la masse de la société entière. Tous les magasins sont ouverts, le dimanche jusqu'à quatre heures. Les ouvriers travaillent, aussi bien ceux qui bâtissent les églises (car il s'en bâtit et des très belles) que ceux qui bâtissent des théâtres; ceux-ci étaient ouverts les jeudi et Vendredi Saints, le jour de pâques, comme tous les autres jours. Néanmoins il y a beaucoup plus de moeurs et de décence publique qu'en vingt-trois. Les prêtres ne sont plus insultés. Ils passent dans la foule sans entendre un mot offensant comme il leur arrivait alors, sans la moindre marque de civilité non plus... L'inquiétude me tourmente et me laisse dans un peu trop d'indécision, mais je travaille comme s'il n'y en avait pas... Ma chère petite Azélie ne s'ennuie pas plus de son cher papa que lui d'elle. Mon Amédée, qu'aurait-il dit d'un départ si soudain que le mien ? Quelle perte, pendant notre séjour en Amérique que celle d'un ami comme Mr. Porter! Quel surcroit d'embarras pour toi, ma pauvre maman en mon absence! L.-J. PAPINEAU L . J . P A P I E A U A S A F E M M E ( A P Q P - B : 5 7 ) (Copie dactylographiée.) Paris, 15 avril 1839. Ma chère épouse, ma bonne amie, J'ai eu enfin la triste consolation de recevoir ta bonne lettre du 4 mars dernier, si pleine de détails déchirans sur le malheur que nous éprouvons, en nous voyant frappés dans la personne de nos meilleurs et plus chers amis; de détails accablans sur tout ce que tu as éprouvé d'angoisses, d'inquiétudes, de maladies en toi, autour de toi, dans nos amis, dans notre enfant, de maux et d'appréhensions sur ceux qui pouvaient m'arriver. Pauvre maman, non il ne faudra plus nous séparer après notre réunion. Jamais nous ne l'aurions fait, si je n'avais été de tout tems le forçat enchainé par mon dévouement à la cause de mon pays, suant sang et eau pour ne le pas laisser succomber sous les coups toujours renaissans de l'avarice, de la haine, et n'ayant pas réussi, quoique moi et mes amis ayons toujours agi d'après la politique la plus juste, la plus noble et généreuse... Mon amie, moi aussi j'ai des regrets bien cuisans de ne t'avoir pas auprès de moi, mais sais-je ou poser la tête ? Où je devrais être comme plus à portée de servir la cause de mon pays ? but auquel j'ai subordonné la considération de tout bien être. Je ne dis pas le mien. Si j'étais seul, c'est un sacrifice à ne pas apprécier bien haut que celui d'un individu à la société, mais celui même de ma famille à laquelle je suis si devoué...Ton courage et celui de mes enfans aimés à acquiescer à ces sacrifices est généreux, et sera notre plus douce consolation, si jamais un avenir de justice se lève et luit sur le Canada, et que nous y retrouvions le nécessaire: mais si nous étions condamnés a de trop longs malheurs pour nous, et à voir l'asservissement du pays se prolonger! Encore quelques jours vont décider si nous aurons paix ou guerre entre les États-Unis et l'Angleterre. Dans ce cas, devrais-je demeurer ici avec l'incertitude de savoir si je réussirai ou non à servir la cause de mon pays, ou retourner aux Etats-Unis où je serais à portée de le servir. A part moi, isolé comme je le suis, ces réflexions me rongent. J'ai donné la plus grande partie de la semaine dernière à voir Messrs. Leader et Hume pour leur présenter un tableau vrai de l'état du pays. Ils concluent de toutes les horreurs qui y ont été commises, que la réconciliation y est impossible, que l'honneur et l'intérêt anglais exigent qu'il soit abandonné. Ils hésitent, ils doutent qu'ils doivent le proposer de peur que le Ministère, dont les presses vénales ainsi que celles des marchands qui ont des affaires au Canada, n'ont cessé de dire que c'était l'objet que nous avions en vue lorsque nous demandions de simples réformes, ne prennent ce prétexte pour adopter des mesures de plus grande rigueur contre nous. Je n'ai cessé de leur dire, vous ne pouvez plus affaiblir le montant de la force armée que vous payez en Canada ainsi que l'insurrection n'éclate de nouveau; vous n'êtes pas assurés de la prévenir, même avec une augmentation de 417 forces. Plus se prolongera le séjour de votre armée en Canada, plus s'augmenteront les désertions. Il faudra payer une armée de vagabonds loyalistes pour garder votre armée régulière. Leur brutalité, non seulement contre les Canadiens mais aussi contre les Américains, avec qui ils se trouvent en rapport journalier sur la frontière, est toujours une occasion prochaine de guerre contre votre pays; ils veulent l'amener parce que le service militaire leur profite. Les Américains de la frontière veulent aussi l'amener malgré leur gouvernement. J'espère donc qu'elle est inévitable, que vous perdrez le Canada forcément et dès lors, n'y aurez que des ennemis qui repousseront pendant longtemps l'usage de vos produits, tandis qu'un abandon fait à bonne heure vous serait honorable et vous y conserverait des amis utiles après la séparation, Mr Hume est au désespoir de la conduite tyrannique des Ministres, qui adoptent, contre la Jamaïque le même plan de coercition qu'ils ont adopté contre le Canada. Il avait vu Lord Melbourne au moment de venir ici, le six de ce mois, et lui avait demandé à quel plan s'arrêtait le gouvernement par rapport à la condition future qu'il fesait au Canada. Il lui a avoué, qu'à cette époque, il n'y avait pas encore de plan arrêté. Mais vous devez le produire devant les Communes le Vingt de ce mois ? Oui, il faudra se décider avant ce temps. Malheureuse province, humiliante dégradation coloniale, c'est avec cette incurie, cette précipitation, que l'on doit décider de son sort. Vous ne cesserez plus, ai-je dit à Mr Hume, de dépenser trois à quatre millions par an, pour garder militairement des provinces que vous ne pouvez plus gouverner. Les papiers leur ont fait la guerre sur leur visite à Paris où ils venaient s'amuser, et ont crié qu'ils venaient s'aboucher avec Mr Papineau pour prêcher de leur place, dans les Communes, la sédition de l'indépendance des Canadas. Cela a eu son effet sur deux poltrons, Lord Brougham et le juge Bédard, qui après avoir voulu me voir ne l'ont plus voulu. L. B. a prétexté qu'il serait plus libre de défendre énergiquement le Canada en n'apprenant rien de moi directement, et donnant ces écrits ministériels pour preuve que c'est par l'intrigue et la menace, non pas la discussion, qu'ils veulent gouverner tyranniquement les colonies. Je lui ai fait dire, que je ne voulais me jetter à la tête de personne; que quoiqu'il put m'apprendre beaucoup sur toutes les questions possibles je pouvais lui apprendre quelque chose sur celle du Canada, et qu'il était de son devoir, comme homme d'état de ne pas perdre l'occasion de se mettre pleinement au fait d'une cause qu'il allait juger. Il a déplu aux libéraux français. Il a diné avec le Roi, a paru courtisan, a fait du Taleyrandisme en parlant diversément en diverses occasions. La responsabilité de ses paroles et de ses démarches est, en effet infinie, dans sa position et avec sa réputation. Mais il a paru timide et craintif à l'excès. J'ai assisté une couple de fois aux séances de la chambre des députés dans la tribune du Président quoiqu'il n'y en ait pas encore. C'est une occasion d'en voir plusieurs. Presque tous les dimanches, je vais faire la veillée chez M. Lafitte où il y a grand nombre de députés libéraux. Je m'efforce de les échauffer sur la question du Canada. J'y réussis. J'espère que M. Odilon Barrot sera élu président. L'on espère que cela aura effet de réduire le roi à consentir à recevoir un ministère libéral, ce qui sauvera la France de trouble. Mais cette question même est un problème de solution incertaine, et dans cet état d'incertitude, il est impossible d'obtenir quelque grand succès pour notre cause. Ce mémoire de Lord Durham est si long et si faux que le travail de réfutation dans lequel je suis engagé est très considérable, et la nécessité de faire des connaissances françaises ne me laisse pas à beaucoup près autant de loisir comme il m'en faudrait... Mon Lactance, s'il était auprès de moi, m'aiderait en copiant mes barbouillages, et ce ne serait pas beaucoup plus coûteux de vivre deux qu'un seul. Oh le malheur d'être pauvre, puisqu'il nous sépare! Oh le bonheur de ne l'être que par un choix honorable pour avoir fait son devoir! Si les apparences de paix étaient solides au tems ou celle-ci te parviendra, qu'il y eut probabilité que je dusse rester ici quelque tems, que nous pourons tirer quelqu'argent du Canada, tu devrais venir avec lui. Mais les frais de voyage sont si considérables, que nous ne les pouvons faire si c'est pour retourner au bout de quelques mois seulement. Une fois rendus avec quelques avances nous pourrions vivre aussi modérément presqu'aux États, en s'éloignant des plaisirs et des sociétés de Paris, mais l'avenir nous appelle-t-il au Canada ou nous en éloigne-t-il ? Il me semble que tout est aujourd'hui aussi incertain et plus qu'il ne me le paraissait au jour de mon départ. De l'idée de vendre mes biens avec quelque chance d'en avoir un équivalent, je n'aurais pu m'en ouvrir qu'à M. Roebuck, seul, ne n'ai pu le voir. Je lui ai dit que je sacrifiais mon désir de le voir à la nécessité qu'il consacrât sans relâche tous ses efforts et ceux de ses amis à prévenir s'il est possible la transportation des prisonniers politique. Que le sort de ceux qui sont en Angleterre fixera celui de plusieurs centaines de ceux qui sont maintenant sous condamnation capital en Canada. J'ai dit la même chose à MM. Hume et Leader, qui m'ont promis de redoubler d'efforts en leur faveur... L.-J. PAPINEAU
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