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Ma bonne bonne et tendre amie. Les attentions soutenues et délicates des bons amis qui m'ont accueilli, ont detourné les traits plus déchirans que ceux du (f) stilet qui m'auraient atteint, si les feuilles étourdies ou méchantes du Canada qui ont annoncé ta mort me fussent parvenues. Elles ont été retenues & mises à l'écart jusqu'à ce qu'il en soit arrivé qui réparaient cette erreur et assuraient que tout danger était passé. Oh! que Dieu le veuille et que quelque circonstance heureuse puisse adoucir le poids de nos infortunes. Si quelques uns de nos enfans, de nos parents, si ma soeur & ses enfans sont autour de toi, retiens, accueille chaque mot de consolation qu'ils pourront te donner, chaque service qu'ils pourront te rendre, chaque caresse qu'ils pourront te porter. Au retour de ton frère d'auprès de toi, je m'étais rassuré sur ce qu'il, et le Docteur, croyaient ton rétablissement certain et prochain. Mais les cruelles épreuves auxquelles tu es soumise, les chagrins, les dévorantes inquiétudes auxquelles tu te livres auront retardé le retour de ta santé. Mon amie, aime nos enfans comme tu les dois aimer et tu auras le courage qui te sera nécessaire pour leur donner les exemples & les leçons de vertu qui les rendront (de l) recommendables. La plus humble médiocrité ne m'alarme (nt) pas, ne me chagrine que médiocrement, quoique je prévoie qu'elle sera le sort de plusieurs d'eux (au lieu de l'aisance que j'aurais aimé à leur procurer à leur entrée dans le monde) s'ils apprennent à aimer le travail et la plus grande simplicité de manière possible. Je sais que tu as les mêmes sentimens, que tu as toujours dit que tu saurais, en cas de nécessité, supporter mille privations sans faiblesse; moi aussi je le saurai. Je ne dois pas être pour toi un sujet d'inquiétude, qui te détournerait des soins que tu dois prendre de toi et de nos chers enfans. Je n'ose te parler des scènes domestiques, elles sont trop attendrissantes et amolliraient notre courage; ni de la vie publique. J'y suis plongé avec des principes et des opinions inaltérées; mais avec un monde d'obstacles, avec une perspective de tant de contrariétés, de risques & de souffrances, avant que mon pays ait justice & réparation, que je n'en veux pas parler. Et pourtant ma vie, mon être, les seuls sentimens qui m'occupent & m'occuperont toujours, toujours se reporteront sur vous & sur mon pays. Si pendant un tems, après avoir perdu tout espoir de voir la bonne cause rétablie, je réussissais à m'enfoncer dans une impénétrable obscurité, ce sera pour endormir l'animosité d'ennemis féroces contre ma famille & ma patrie. Quelques années introduisent de si rapides changemens dans l'état d'une société que vous ne devez pas renoncer à l'espoir de quelque soudaine réunion de la famille en Canada, quand la pitié fera taire la folle rage qui passionne maintenant. Même de l'avis & consentement de ceux dont l'avis et le consentement ont mis ma tête à prix, un jour viendra où j'y pourrai rentrer, si vous avez pu y rester--Un malheur égal et sans bornes écrase ceux qui sont demeurés et ceux qui ont fui. Celui dont les conseils orgueilleux ont précipité enfin le Gouvernement dans ce Système de violences outrées, par lesquelles il ne voulait perdre que trois ou quatre hommes et par lesquelles il en a perdu un si grand nombre qu'il a réduit pour un tems l'universalité de ses compatriotes à un état de dégradation et d'infériorité politique qu'il partagera lui-même. il sera aussi malheureux que ses victimes. Pourra-t-il même rester en Canada et n'y être pas regardé comme le traître Arnold l'est aux États-Unis ? Car enfin, supposé que nous eussions eu tort dans toutes nos démarches, pendant longtems il les avait approuvées; il en avait voulu de plus violentes que nous n'en voulions. Il n'y a qu'après que des avantages et des prévenances personnelles ont flatté son avarice et sa vanité qu'il a déserté ses amis, qu'il a demandé leur mort, qu'il demandera leurs dépouilles, qu'il a trahi des engagemens et qu'il avait cru être conformes aux intérêts de son pays. Les institutions actuelles du Canada n'y rappelleront jamais le bonheur. Si elles sont conservées quiconque pourra le laisser et vivre ailleurs le devra faire, à moins que ce ne soit ces âmes fortes dont l'inflexible volonté opère des miracles. Je souhaite me tromper; que tout ce que l'humanité peut supporter de maux s'appesantisse sur moi, si cela peut alléger le fardeau d'autrui. Notre cher pays est terrassé, notre famille plus qu'aucune autre décimée et proscrite. Que Dieu et les hommes leur rendent justice et leur sort changera de suite pour être amélioré. Une éducation marchande au cher Gustave suffira. Les garçons, il est impossible que quelqu'ami ne leur tende pas une main secourable, pour les mettre de bonne heure à même de gagner leur vie, et aider à soutenir leur mère et leurs soeurs. D'ailleurs, si l'iniquité de l'esprit de parti voulait dépouiller ma famille et mon bien, les avantages stipulés par notre contrat de mariage te mettraient à l'abri, avec notre Azélie et notre Ezilda, de la misère. Nos parents s'attacheront à sauver ces débris du naufrage pour les conserver à qui ils sont acquis. Mais aux plaies du coeur, quel dédommagement n'aurions nous pas, si après de si cruelles épreuves, nous avions la consolation d'avoir quelque jour une réunion de la famille, pour le mieux dans le pays réintégré dans la jouissance de ses droits, ou même ailleurs! Tout ce qu'il est possible d'espérer il faut s'y attacher même quand tous les autres biens, hors la seule espérance, nous ont laissés. Il n'est pas nécessaire d'énumérer des noms propres, pour que tous ceux que j'ai aimés sachent combien était vrais, forts, inaltérables mes sentimens. Ensemble, vous vous le direz et souvent, n'est-ce pas ? (mais) non pour vous attrister, mais pour vous rappeler les heureux intervalles qui ont égayé quelques parties du triste voyage de la vie humaine. Tant d'accidens imprévus, improbables, ont protégé une injuste domination, accablé une vertueuse opposition, que le monde et ses misères sont pour moi un mistère de plus en plus impénétrable. Avec l'intime conviction que j'ai de la profonde dépravation politique des hommes qui paraissent triompher, et le respect que j'ai pour l'intégrité, le désintéressement, le patriotisme de tant et tant de nobles victimes qui ne respiraient que pour le bonheur de leur pays, je déplore, je m'indigne qu'il y ait des momens marqués pour l'insupportable succès du vice & la destruction des plus vertueux citoyens. Que leur sang répendu soit celui des martyrs des confesseurs, qui fait triompher les principes, sanctifie les victimes, convertit les bourreaux, et sauve les croyants! Je ne veux je ne dois écrire que des généralités à mes amis, et ne pas ajouter à leurs innombrables embarras en disant quoique ce soit de politique, qui attise contre eux le feu de la persécution, si quelqu'accident ou autre jetait mes écrits dans des mains ennemies. Cela rend bien froides des pages qui devraient être bien brûlantes quand j'entends les étrangers qui m'entourent dire hautement tout ce que je pense et tout ce que Je supprime sur les hommes et les mesures de l'autorité. -- Dans le moment actuel es-tu assez forte pour m'écrire ou écrire pour toi même un Journal dans lequel tu étoufferas tes plaintes, supprimeras tes pensées sur tout ce qui à rapport à la politique, parce qu'il n'y a 395 nulle sureté à le faire dans le pays où tu es, mais que tu rempliras des effusions de ton amour pour tes enfans, de détails sur leurs propos, leurs jeux, leurs études, leur santé, tes soins et leur succès ? Tu imagineras que nous le lisons ensemble et que plus tard nous le relirons & le reviserons ensemble. Il faut bien se donner des occupations incessantes pour ne pas écraser sous le fardeau, et soit dans la réalité ou dans des fictions, qui donneront de si grandes jouissances si elles se réalisent, avoir quelque moment, sinon de récréation, au moins de relâche. Les plaintes et les chagrins des plus jeunes enfans chez qui la nature pleure & crie sans dissimulation, te donneront souvent des coups de poignard. Je te somme de t'armer d'un courage qui soit au-dessus de ces déchiremens, par tout ce que tu te dois à toi même & à eux. Que d'associations attachées à ton nom et à celui de mes enfans, combien souvent je les répètte, et combien je devine que nous sommes l'un et l'autre, quoique si éloignés, à nous dire la même chose quand nous sommes seuls et recueillis. Néanmoins mes devoirs comme les tiens, demandent que nous soyons presque constamment occupés d'autres soins. Je le fais et je pense qu'il en résultera du bien. Quand tu le pourras, tes soins s'étendront à donner et à recevoir des consolations de tous les membres de ta famille et de la mienne; tu sais que je chéris les uns comme les autres sans distinction; Conserve moi dans leur estime, je le mérite. Les papiers ci-inclus et tous les autres qui nous concernent te parviendront en tems & lieu, et avec l'aide et consultation de nos bons parents, vous en tirerez le meilleur parti possible. Tout à toi et à mon pays. Adieu--
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