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Ma chère et bonne amie, Je vois par le temps qui s'est écoulé depuis que je n'ai eu le plaisir d'avoir de lettres de toi, aussi bien que parce qu'en écrit Philippe à ta maman, que le double gueux d'Amédée a récemment redoublé ta fatigue. Le pauvre petit, combien lui ont couté ses dents et à sa maman! Elles viennent bien vite à présent et toutes à la fois; mais puisque le mal qu'elles lui occasionnent n'est pas assez fort pour détruire sa gaieté naturelle dans le jour quoiqu'il trouble son sommeil, il surmontera cette nouvelle crise, et sera bientôt un bel et bon enfant. Tu soupires après cet heureux jour, n'est-ce pas ? Il sera d'autant plus heureux qu'il aura été plus longtemps et plus vivement désiré, n'est-il pas vrai ? D'où je conclus que plus il fait de malice, plus tu dois facilement t'en consoler, en te disant: ""Ah! cher enfant, quelle joie tu me prépares pour le jour où tu cesseras d'être malin."" Comme tu le vois, il n'est pas d'objet qui n'ait son beau côté et l'art d'être heureux, c'est d'envisager les événements qui sont susceptibles d'interprétation favorable et défavorable de la manière la moins chagrinante. Nous travaillons chaque jour, matin et soir pour avancer les affaires de la session, entrevoyant à peu près le temps où elle peut finir, nous répétons tous les soirs: ""C'est encore un jour de moins."" Nous comptons ce qu'il reste d'ici au dix de mars, et nous voyons que nous ne pourrons pas terminer aussitôt. Il est assez probable que quelques jours de plus seront donnés à la session. D'un autre côté, dès cette semaine les rangs vont s'éclaircir. Plusieurs des membres partiront jeudi. Heney et Dessaulles disent qu'ils partiront le dix de mars, si même la session était prolongée; ainsi elle ne pourra pas l'être de beaucoup, et vive le jour où ma belle et bonne amie me sera rendue. D'un sault je serai de Québec à Montréal. Tu ne m'as pas fait savoir si ce misérable Tremblay aura arrêté chez toi à son retour de Boucherville. Je suis sur qu'il aura occasionné de la peine à mon père, que Louis Viger n'aura pu, au milieu du terme, commencer des poursuites contre lui, qu'il en deviendra d'autant plus hardi fripon, qu'il me volera et qu'il faudra en venir à plaider. Tout cela est-il donc désagréable, et chaque jour de la vie devient une nouvelle source d'embarras quand on y pense sérieusement. Heureux qui peut détourner ses regards de tout ce qui se rencontre d'affligeant sur le passage de la vie. J'y réussis assez bien lorsque je suis avec ma bonne amie, mais ici, sur le théâtre où tous les amours propres et mille passions haineuses et violentes sont aux prises, j'y blanchis. Tu n'auras pas peu à faire, à m'épiler et arracher des cheveux blancs. Si en les arrachant tu dissipes aussi tous les souvenirs désagréables du Parlement, tu me rajeunieras puissammant, et je t'en récompenserai de mon mieux. Nous faisons ici une vie d'esclaves. Je croyais pouvoir t'écrire hier matin; point du tout. Il a fallu m'engager en discussion sur les bills de Banque. Nous avons siégé depuis dix heures du matin jusqu'à trois heures de l'après midi, et depuis quatre heures jusqu'à minuit. Ce matin la Chambre siège depuis dix heures. Tu peux croire que ce n'est qu'à peine que je me lève à neuf heures. Les autres membres vont et viennent et ne sont pas toujours assidus; mais moi, quand je demeure dans une étuve, (ce qu'est toujours la Chambre, même physiquement, car moralement c'est une fournaise ardente, un enfer), pendant dix ou douze heures par jour, je laisse très fatigué. Je ne sais si nous siègerons demain matin si nous ne le faisons pas, je suis invité à aller diner chez le curé de Beauport, qui aura l'évêque et M. Turgeon, que j'aime toujours à rencontrer pour causer de leurs voyages. J'ai vu la semaine dernière Baby qui est venu passer le jeudi avec moi. Heney,N malin railleur, en fait autant quelquefois; la rencontre de quelques hommes honnêtes spirituels et éclairés comme ceux que je viens de nommer, me console et m'aide à supporter le bavardage et les intrigues des 199 neuf dixièmes de ceux que je vois chaque jour. C'est une malheureuse situation que celle où l'on se trouve dans le cas de voir de plus en plus que les hommes presque tous sont une sotte et maligne espèce de créatures. Je n'ai vu de tout l'hiver Plamondon que deux ou trois fois. Je ne sais si c'est parce que ses affaires sont délabrées et qu'il ne veut voir personne, ce qui ne l'aurait pas dû empêcher de venir me voir chez ta maman, ou si ce n'est pas dû à sa servilité, à ses habitudes de flatterie à raison de querelles que j'ai eues avec le juge en chef. Quand tu m'écriras ou Philippe, donnez-moi quelques détails de ce que l'on dit à Montréal de la singulière situation dans laquelle on laisse languir Mgr. Lartigue à l'hopital. Que Philippe ne dise à personne que je désire avoir des renseignements sur ce point. Mais qu'il en prenne et m'en parle. A-t-il eu la visite de beaucoup de citoyens ? sera-t-il chassé de la ville pour aller prendre une cure ? Le séminaire ne veut-il absolument rien faire pour lui? Personne ne parle-t-il de lui donner Bonsecours ou les Récollets? Bonsecours surtout, serait commode pour les dévots du quartier. Les citoyens ne croient-ils pas que ce serait bon, très bon, pour augmenter le poids du clergé canadien de voir un homme en robe violette se promener fréquement dans nos rues. Les protestants s'habituant à voir cet habit sans s.irriter l'administration, dans laquelle ils seront toujours en grand nombre et influents ne cessera-t-elle pas plus tôt son opposition à laisser exercer à l'évêque ses pouvoirs pour l'établissement de nouvelle paroisses ? Ne consentira-t-elle pas plus vite à l érection d'évêchés suffragants de celui de Québec ? Tu vois comme dans ce temps de carnaval, ton bon mari, au milieu des fous de Québec, ne pense qu'aux choses édifiantes et utiles. J'avoue pourtant que comme voisin je n'aimerais Mgr. Lartigue qu'un peu, de peur qu'il s'avisât de me vouloir prêcher. Mais pour l'avancement de l'établissement du clergé Canadien, parce que ses intérêts sont liés à tous les autres intérêts canadiens, je me résignerais encore à cette incommodité comme à toutes les autres que: je ne voudrais pas supporter comme particulier, que le supporte comme homme public. C'est entre nous et pour rire ce que j'en dis. Adieu, ma belle et bonne amie. J'attends avec impatience le moment de te revoir. Embrasse mes chers enfants pour moi, tes amitiés à Philippe, etc. Ton meilleur ami et fidèle époux, Signé) L.-J. PAPINEAU
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