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Gérard Bouchard témoignait récemment dans Le Devoir du 15 janvier dernier à quel point l'épisode patriote lui semble un véritable acte fondateur : «si l'on veut vraiment remonter à la source vive du Québec moderne, on ne peut pas éviter la référence aux patriotes. [?] Nous pouvons trouver là des héros authentiques qui, par leur altruisme, par les sacrifices auxquels ils ont consenti, commandent le respect et incitent à reprendre leur cause. »
Loin de moi l'idée de lui couper les ailes, mais la cause qu'il invoque semble en réalité de moins en moins audible et désormais dépassée dans le Québec actuel. Cette cause a beau être entretenue par deux commémorations annuelles et par un flot continu de parutions, de romans et d'essais, la réalité est que les motifs de la lutte patriote ont perdu de leur pertinence aux yeux de nos contemporains, en particulier chez les jeunes. À nouveau Gérard Bouchard : «[...] ce qui doit être célébré et perpétué, ce sont les idéaux très nobles qui le soutiennent : l'amour de la liberté, de la démocratie, de l'égalité, de l'équité. » Ces termes réfèrent à un champ lexical en vogue durant la Révolution tranquille, mais qui a singulièrement perdu en prestige ces dernières décennies, en parallèle d'ailleurs avec le déclin de l'option souverainiste. La mémoire des patriotes se retrouverait dans une situation analogie à celle des missionnaires religieux de la Nouvelle-France : une mémoire autrefois prestigieuse et même canonisée, mais qui a perdu toute valeur exemplaire du jour où le modèle de société prônée par l'Église catholique s'est effondré à compter de 1960. Cela dépasse les aléas de la conjoncture politique : c'est la mémoire entière du peuple québécois qui tend à se fractionner en de multiples récits historiques rivaux, chacun rattaché à une identité de minorité persécutée. Les patriotes ne sont plus ainsi que des victimes parmi d'autres au panthéon de la commisération québécoise, aux côtés des femmes, des minorités sexuelles ou des descendants d'esclaves. Qui plus est, le mot même de « patriotes » charrie désormais un passé trouble lié à un nationalisme blanc et suprémaciste.
Les patriotes exilés en Australie
S'il est pourtant un fait passionnant et intriguant à propos des patriotes, « qui ferait une excellente série Netflix » suivant l'expression consacrée, c'est bien la déportation en septembre 1839 de 58 patriotes du Bas-Canada et de 86 « rebelles » du Haut-Canada à destination des colonies pénitentiaires d'Australie. Ils y purgeront une peine de travaux forcés et connaitront un destin rocambolesque avant de revenir pour la plupart à compter de 1846. Cet épisode a bien fait l'objet de quelques publications mais reste largement méconnu même s'il révèle la portée internationale de la lutte patriote et les ressorts essentiels du drame colonial : le déni de justice et des droits humains.
Le cinéaste et producteur canado-australien Deke Richards l'a bien compris et réalise en 2021 un documentaire remarquable à propos des exilés canadiens en Australie intitulé La baie des exilés ou Land of a thousand sorrows revisited en anglais. Richards s'y penche en particulier sur le destin singulier de Joseph Marceau, un patriote né à Napierville, exilé en terres australes, puis qui choisit d'y rester au terme de sa peine, installé à Dapto en Nouvelle-Galles-du-Sud où il meurt en 1878 en laissant une descendance nombreuse. S'appuyant notamment sur les récits de François Lepailleur, de F-X. Prieur et de Léandre Ducharme, le film décrit les conditions de détention atroces six mois durant à bord du HMS Buffalo, jusqu'à la destination finale, Sydney, où les exilés patriotes furent incarcérés et employés à construire la route de Paramatta.
Lancé sur la trace des descendants de Joseph Marceau et des liens entre l'Australie et les exilés patriotes, rien n'échappe au réalisateur qui relève nombre de fait inédits, comme le fait que James Cook fut à la fois le cartographe de l'Australie et du fleuve Saint-Laurent lors de la Conquête de 1759; que le gouverneur du Haut-Canada qui proposa la déportation en Australie avait justement auparavant été gouverneur de Tasmanie où il s'était taillé une réputation de tortionnaire raciste. De même, le destin de John Franklin, neveu de Benjamin Flanklin, lieutenant-gouverneur de Tasmanie, puis mort au nord du Canada en quête du mystérieux passage du Nord-Ouest lors de sa célèbre expédition de 1845. La recherche fut particulièrement fructueuse à propos du HMS Buffalo dont le film finit par retrouver la trace, par cinq mètres de fond au large de la Nouvelle-Zélande. Soulignons la qualité du montage, superposant images du passé et celles du présent, tel l'emplacement du pénitencier de Longbottom, aujourd'hui occupé par un stade de Rugby!
À qui appartiennent les patriotes? Même si le film coche littéralement toutes les cases d'un acte fondateur tel que défini par Gérard Bouchard il risque pourtant de passer inaperçu, aucun distributeur ou diffuseur nord-américain ne s'étant montré intéressé, y compris au Québec et malgré l'excellente narration du comédien Luc Picard pour la version française. Pour l'expliquer on peut invoquer, comme mentionné plus haut, le déclin d'une mémoire politique et démocratique qu'incarnent les exilés patriotes, au profit d'une mémoire identitaire, du culte de l'individu et du présent, mais il y a plus.
L'échec appréhendé de ce très beau film peut aussi s'expliquer par une certaine naïveté du réalisateur, celle de croire qu'on puisse cultiver l'héritage des patriotes tant auprès des publics québécois, canadien, qu'australien. L'internationale de lutte « pour la liberté, la démocratie, l'égalité et l'équité » (dixit Gérard Bouchard) est devenue inaudible ou ne franchit désormais plus les cloisons communautaires. Un des grands mérites du film consistant à montrer que la lutte patriote transcende la condition canadienne-française est justement devenu ce qui risque de perdre le film : Québécor souhaitant sans doute que ça porte sur la lutte nationale et CBC-Radio-Canada qu'on insiste sur la conquête du gouvernement responsable canadien. Quant aux Netflix de ce monde, ils comptent bien qu'un tel film insiste sur le rôle des Américains ayant participé à rébellion haut-canadienne. Finalement seule la télévision australienne s'est jusqu'ici montrée intéressée par le film qui prouve notamment que leur pays ne fut pas peuplé que par des criminels mais aussi par de vertueux libérateurs épris de justice.
Le cas me semble particulièrement tragique pour le Québec où le film risque de ne jamais être diffusé en dépit du fait qu'il évoque une page essentielle de notre l'histoire, certains jugeant que le film fait une part trop belle à la lutte également menée en Ontario par les Réformistes. Le réalisateur a pourtant raison de rappeler que les écrits des patriotes ont aidé à pointer les conditions inhumaines de la déportation et que « L'héritage de ces hommes d'exception ayant lutté pour la liberté aida à forger le destin politique du Québec, du Canada mais aussi de l'Australie. » En cherchant à tisser « Ce qui unit le Québec, le Canada et l'Australie », Deke Richards aura sans doute sous-estimé tout ce qui les sépare.
En d'autres mots, ce que Québec et le Canada ratent en négligeant l'héritage des patriotes et des réformistes déportés en Australie en 1839 c'est leur mémoire coloniale commune sous une férule britannique qui enfermait alors ses peuples dans un régime pénitentiaire inhumain. En boudant un documentaire important où nos patriotes partagent la vedette avec des Ontariens et des Australiens, les Québécois risquent en somme de méconnaitre la part la plus précieuse de l'héritage patriote, celle d'une lutte pour la justice et la liberté de tous les peuples.
Bande annonce du film La Baie des exilés https://ssjb.com/la-baie-des-exiles/ Le film est dédié à Bernard Landry (1937-2018).
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