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La ville de Montréal a donc décidé que le nom d'avenue Robert-Bourassa devait supplanter la mémoire du patriote Clément-Charles Sabrevois de Bleury.
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Les tergiversations à propos de la désignation d’une artère destinée à commémorer le dixième anniversaire de la mort de l’ex-premier ministre Robert Bourassa risquent finalement de conduire la ville de Montréal à gommer de notre héritage un nom pourtant chargé d’histoire.
Nul doute que la réfection de l’échangeur des Pins, qui fait désormais en sorte de directement relier l’avenue du Parc à la rue Bleury est derrière cette décision qui aura pour effet de fusionner les deux toponymes. Or cette originalité mérite pourtant d’être conservée. À l’instar du modèle européen où les changements de noms aux intersections sont fréquents, les exemples équivalents à Montréal sont devenues rarissimes et donc précieux. Il n’y a plus à notre connaissance qu’avenue Cristophe-Colomb (qui devient Parc-Lafontaine au sud de Rachel et Amherst au sud de Sherbrooke) et avenue du Parc (qui devient Bleury au sud de des Pins et Saint-Pierre au sud de Viger) pour rappeler ce trait pittoresque. C’est qu’à la fin du XIXe siècle la ville de Montréal ne s’étend pas encore au nord d’avenue des Pins. Les villes de Saint-Jean-Baptiste et de Saint-Louis (Mille-End) avaient donc désigné de noms différents le prolongement des avenues montréalaises. La trace de ces fusions municipales d’un autre âge avait ainsi perduré à travers ces quelques noms de rues qui changent, même si leur tracé se poursuit. Uniformiser le nom d’avenue du Parc et celui de rue deBleury effacera brutalement l’un des rares rappels de l’époque où Montréal s’édifiait au gré des fusions municipales. C’est donc non seulement un contre sens historique mais également irrespectueux envers les résidents des anciennes villes, soucieux de conserver une part de leur patrimoine local.
Va encore pour avenue du Parc, traduction libérale de Park avenue, mais, de grâce, laissez-nous rue Bleury ! Peu de noms sont en effet autant chargés d’histoire que celui de cette artère de l’ancien faubourg Saint-Antoine. Se rappelle-t-on que c’est rue Bleury que se retrouvaient Émile Nelligan, Louvigny de Montigny, Charles Gill et le groupe des « Six éponges » – au café Ayotte – là même ou l’illustre poète composa L’ivresse du vin ? Le nom de Bleury symbolise aussi l’épopée du Red Light de Montréal et l’histoire de la musique et des arts visuels au Québec. Qu’on pense au légendaire théâtre Impérial (1430, rue Bleury), à celui du Gesù (1200, rue Bleury) ou au célèbre studio de photographie de William Notman (autrefois au coin de Saint-Antoîne). Rue deBleury est ensuite associée à l’histoire de l’imprimé au Canada : à la Mercantile Printing Company et, bien sûr à l’édifice Southam (Montreal Star) plus au nord. La rue Bleury est même synonyme d’histoire militaire. Pensons à l’Arsenal de la «Black Watch», où résidait le Royal Highland Regiment (2067, rue Bleury), ou à la célèbre bagarre du 4 juin 1944, alors que des marins canadiens y affrontent les «Zoot-Suiters» canadiens-français durant la Seconde Guerre mondiale. Et combien de familles d’origines diverses, associées aux écoles de musique, aux arts et métiers, à l’université McGill et dont les noms demeurent indissociables de celui de rue Bleury.
Mais la rue deBleury nous est surtout précieuse à cause de son nom même. Arrivée en Nouvelle-France au moment de la guerre de la Conquête, la famille des Sabrevois de Bleury s’illustre d’abord sur les champs de batailles avant d’investir les seigneuries et les professions libérales. Le plus célèbre d’entre eux, Clément-Charles Sabrevois de Bleury (1798-1862), fut d’ailleurs le dernier à conserver la particule de Bleury à son nom. Avocat montréalais et député du parti patriote en 1834, de Bleury fonde aussi à Montréal, en pleine rébellion patriote, le journal Le Populaire, alors que la liberté de presse est sévèrement contrôlée. D’abord proche de son chef Louis-Joseph Papineau, il ose l’affronter en publiant en 1839 une Réfutation de l'écrit de Louis Joseph Papineau [...]. DeBleury demeura ensuite intimement associé à l’histoire de la métropole. Or, aucun autre lieu à Montréal ne porte plus son illustre nom.
En acceptant de revenir sur sa décision et de conserver son nom actuel à la portion sud de l’avenue du Parc, la ville de Montréal ferait donc preuve d’une grande sagacité. C’est vrai, cela fera en sorte que l’avenue Robert-Bourassa ne croisera jamais la rue René-Levesque. Mais n’est-ce pas là justice ? Les deux hommes d’État n’ont-ils pas passé leur carrière à chercher à s’éviter ?
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