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Les Patriotes de 1837@1838 - Jules Verne (1828-1905), <i>Famille-Sans-Nom.</i> Première partie : Chapitre 11. Le dernier des Sagamores
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Jules Verne (1828-1905), Famille-Sans-Nom. Première partie : Chapitre 11. Le dernier des Sagamores
Article diffusé depuis le 31 octobre 2005
 


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Première partie : Chapitre 11. Le dernier des Sagamores

Le lendemain, les cérémonies recommencèrent. Nouveau cortège qui se rendit à l'église, dès la première heure. Même recueillement à l'aller, même entrain au retour.

Les jeunes Clément et Cécile Harcher, l'un dans son habit noir, qui en faisait comme un petit homme, l'autre dans son costume blanc, qui en faisait comme une petite fiancée, figuraient parmi les premiers communiants venus des fermes avoisinantes. Si les autres "habitants" n'étaient pas aussi riches en progéniture que Thomas Harcher de Chipogan, ils n'en avaient pas moins un nombre très respectable de rejetons. Le comté de Laprairie était véritablement comblé des bénédictions du Seigneur, et, à cet égard, il eût pu lutter avec les plus fécondes bourgades de la Nouvelle-Écosse.

Ce jour-là, Pierre ne revit plus l'étranger, dont la présence l'avait inquiété la veille. En effet, cet agent était reparti. Avait-il soupçonné quelque chose relativement à Jean-Sans-Nom? Était-il allé faire son rapport au chef de la police de Montréal? On le saurait avant peu, sans doute.

Lorsque la famille fut rentrée à la ferme, elle n'eut plus qu'à prendre place au déjeuner. Tout était prêt, grâce aux semonces multiples que Thomas Harcher avait reçues de Catherine. Il avait dû s'occuper successivement de la table, de l'office, de la cave, de la cuisine, avec l'aide de ses fils s'entend, qui eurent leur bonne part des gourmades maternelles.

"Il est bon de les y habituer! répétait volontiers Catherine. Cela leur paraîtra plus naturel, lorsqu'ils seront en ménage!"

Excellent apprentissage, en vérité.

Mais, s'il avait fallu tant se démener pour le déjeuner de ce jour, que serait-ce donc pour le repas du lendemain! Une table qui allait être dressée pour une centaine de convives! Oui! tout autant, en comptant les parents du marié et ses amis des environs. Et encore, convient-il de ne pas oublier maître Nick et son second clerc, que l'on attendait le jour même pour la signature du contrat. Une incomparable noce, dans laquelle le fermier Harcher prétendait rivaliser avec le fermier Gamache de cervantesque mémoire!

Mais ce serait l'affaire du lendemain. Aujourd'hui, il ne s'agissait que de faire bon accueil au notaire. L'un des fils Harcher devait aller le chercher à Laprairie pour trois heures sonnant, dans le buggie de famille.

À propos de maître Nick, Catherine avait cru devoir rappeler à son mari que l'excellent homme était grand mangeur en même temps que fine bouche, et elle n'entendait pas - c'était sa manière habituelle d'admonester les gens - elle n'entendait pas que l'honorable tabellion ne fût point servi à souhait.

"Il le sera, répondit le fermier! Tu peux être tranquille, ma bonne Catherine!

- Je ne le suis pas, répondit la matrone, et ne le serai que lorsque tout sera fini! Au dernier moment, il manque toujours quelque chose, et je n'entends pas cela!"

Thomas Harcher s'en alla à sa besogne, répétant:

"L'excellente femme!... Un peu précautionneuse, sans doute! Elle n'entend pas ceci!... Elle n'entend pas cela!... Et je vous prie de croire cependant qu'elle n'est point sourde!"

Cependant, depuis la veille, M. de Vaudreuil et Clary avaient pu longuement entretenir Jean au sujet de son voyage à travers les comtés du bas Canada. De son côté, le jeune patriote avait été mis au courant de ce que le comité de Montcalm avait fait depuis son départ. André Farran, William Clerc et Vincent Hodge étaient revenus fréquemment à la villa, où M. de Vaudreuil avait également reçu la visite de l'avocat Sébastien Gramont. Puis, celui-ci était reparti pour Québec, où il devait retrouver les principaux députés de l'opposition.

Ce jour-là, après le déjeuner, qui avait été servi au retour de l'église, M. de Vaudreuil voulut profiter du buggie pour se rendre à la bourgade. Il aurait le temps de conférer avec le président du comité de Laprairie, et reviendrait en même temps que le notaire pour la signature du contrat.

Mlle de Vaudreuil et Jean l'accompagnèrent sur cette jolie route de Chipogan, ombragée de grands ormes, qui côtoie un petit rio d'eaux courantes, tributaire du Saint-Laurent. Ils avaient pris les devants avec lui, et ne furent rejoints par le buggie qu'à une demi-lieue de la ferme.

M. de Vaudreuil s'installa à côté de Pierre Harcher, et il eut bientôt disparu au trot du rapide attelage.

Jean et Clary revinrent alors sur leurs pas, en remontant à travers les bois ombreux et tranquilles, massés à la lisière du rio. Rien n'y gênait leur marche, ni les buissons, ni les branches, qui, dans les forêts canadiennes, se relèvent au lieu de pendre vers le sol. De temps à autre, la hache d'un lumberman retentissait, en rebondissant sur de vieux troncs d'arbres. Quelques coups de fusil se faisaient aussi entendre au lointain, et parfois un couple de daims apparaissait entre les halliers qu'ils franchissaient d'un bond. Mais chasseurs et bûcherons ne sortaient point de l'épaisseur des futaies, et c'était au milieu d'une profonde solitude que Mlle de Vaudreuil et Jean gagnaient lentement du côté de la ferme.

Tous deux allaient bientôt se séparer!... Où pourraient-ils se revoir, et en quel lieu? Leur cœur se serrait douloureusement à la pensée de ce prochain éloignement.

"Ne comptez-vous pas revenir bientôt à la villa Montcalm? demanda Clary.

- La maison de M. de Vaudreuil doit être particulièrement surveillée, répondit Jean, et, dans son intérêt même, mieux vaut qu'on ignore nos relations.

- Et pourtant, vous ne pouvez songer à chercher un asile à Montréal?

- Non, bien qu'il soit peut-être plus aisé d'échapper aux poursuites au milieu d'une grande ville. Je serais plus en sûreté dans l'habitation de M. Vincent Hodge, de M. Farran ou de M. Clerc qu'à la villa Montcalm...

- Mais non mieux accueilli! répondit la jeune fille.

- Je le sais, et je n'oublierai jamais que, pendant les quelques jours que j'ai passés près de vous, votre père et vous m'avez traité comme un fils, comme un frère!

- Comme nous le devions, répondit Clary. Être unis par le même sentiment de patriotisme n'est-ce pas être unis par le même sang! Il me semble, parfois, que vous avez toujours fait partie de notre famille! Et maintenant, si vous êtes seul au monde...

- Seul au monde, répéta Jean, qui avait baissé la tête. Oui! seul... seul!...

- Eh bien, après le triomphe de la cause, notre maison sera la vôtre! Mais, en attendant, je comprends que vous cherchiez une retraite plus sûre que la villa Montcalm. Vous la trouverez, et, d'ailleurs, quel est le Canadien dont la demeure refuserait de s'ouvrir pour un proscrit...

- Il n'en est pas, je le sais, répondit Jean, et aucun ne serait assez misérable pour me trahir...

- Vous trahir! s'écria Mlle de Vaudreuil. Non!... Le temps des trahisons est passé! Dans tout le Canada, on ne trouverait plus ni un Black, ni un Simon Morgaz!"

Ce nom, prononcé avec horreur, fit monter la rougeur au front du jeune homme, et il dût se détourner pour cacher son trouble. Clary de Vaudreuil ne s'en était point aperçue; mais, lorsque Jean revint près d'elle, son visage exprimait une si visible souffrance qu'elle lui dit, inquiète:

"Mon Dieu!... Qu'avez-vous?...

- Rien... ce n'est rien! répondit Jean. Des palpitations auxquelles je suis parfois sujet!... Il me semble que mon cœur va éclater!... C'est fini maintenant!"

Clary le regarda longuement, comme pour lire jusqu'au fond de sa pensée.

Il reprit alors, afin de changer le cours de cette conversation si torturante pour lui:

"Le plus prudent sera de me réfugier dans un village des comtés voisins, où je resterai en communication avec M. de Vaudreuil et ses amis...

- Sans vous éloigner de Montréal, cependant? fit observer Clary.

- Non, répondit Jean, car, très probablement, c'est dans les paroisses environnantes que l'insurrection éclatera. D'ailleurs, peu importe où j'irai!

- Peut-être, reprit Clary, serait-ce encore la ferme de Chipogan qui vous offrirait le plus sûr abri?...

- Oui... peut-être!...

- Il serait difficile de découvrir votre retraite au milieu de cette nombreuse famille de notre fermier...

- Sans doute, mais si cela arrivait, il en pourrait résulter de graves conséquences pour Thomas Harcher! Il ignore que je suis Jean-Sans-Nom, dont la tête est mise à prix...

- Croyez-vous donc, répondit vivement Clary, que, s'il venait à l'apprendre, il hésiterait...

- Non, certes! reprit Jean. Ses fils et lui sont des patriotes! Je les ai vus à l'épreuve, pendant que nous faisions ensemble notre campagne de propagande. Mais je ne voudrais pas que Thomas Harcher fût victime de son affection pour moi! Et, si la police me trouvait chez lui, elle l'arrêterait!... Eh bien non!... Plutôt me livrer...

- Vous livrer!" murmura Clary d'une voix, qui traduisait douloureusement le déchirement de son âme.

Jean baissa la tête. Il comprenait bien quelle était la nature du sentiment auquel il s'abandonnait comme malgré lui. Il sentait quel lien le serrait de plus en plus à Clary de Vaudreuil. Et pourtant, pouvait-il aimer cette jeune fille! L'amour d'un fils de Simon Morgaz!... Quel opprobre!... Et quelle trahison, aussi, puisqu'il ne lui avait pas dit de quelle famille il sortait!... Non!... il fallait la fuir, ne jamais la revoir!... Et, lorsqu'il fut redevenu maître de lui-même:

"Demain, dit-il, dans la nuit, j'aurai quitté la ferme de Chipogan, et je ne reparaîtrai qu'à l'heure de la lutte!... Je n'aurai plus à me cacher alors!"

La figure de Jean-Sans-Nom, qui s'était animée un instant, reprit son calme habituel.

Clary le regardait avec une indéfinissable impression de tristesse. Elle aurait voulu pénétrer plus avant dans la vie du jeune patriote. Mais comment l'interroger, sans le blesser par quelque question indiscrète?

Cependant, après lui avoir tendu sa main qu'il effleura à peine, elle dit:

"Jean, pardonnez-moi si ma sympathie pour vous me fait peut-être sortir de ma réserve que je devrais garder!... Il y a un mystère dans votre vie... tout un passé de malheurs!... Jean, vous avez beaucoup souffert?...

- Beaucoup!" répondit Jean.

Et, comme si cet aveu lui eût échappé involontairement, il ajouta aussitôt:

"Oui, beaucoup souffert... puisque je n'ai pas encore pu rendre à mon pays le bien qu'il est en droit d'attendre de moi!

- En droit d'attendre... répéta Mlle de Vaudreuil, en droit d'attendre de vous?...

- Oui... de moi, répondit Jean, comme de tous les Canadiens, dont c'est le devoir de se sacrifier pour rendre à leur pays son indépendance!"

La jeune fille avait compris ce qu'il y avait d'angoisses cachées sous cet élan de patriotisme!... Elle aurait voulu les connaître pour les partager, pour les adoucir peut-être!... Mais que pouvait-elle, puisque Jean persistait à se tenir dans des réponses évasives?

Cependant, Clary crut devoir ajouter, sans manquer à la réserve que lui imposait la situation du jeune homme:

"Jean, j'ai l'espoir que la cause nationale triomphera bientôt!... Ce triomphe, elle le devra surtout à votre dévouement, à votre courage, à l'ardeur que vous aurez inspirée à ses partisans! Alors, vous aurez droit à leur reconnaissance...

- Leur reconnaissance, Clary de Vaudreuil? répondit Jean, en s'éloignant d'un mouvement brusque. Non!... jamais!

- Jamais?... Si les Franco-Canadiens que vous aurez rendus libres vous demandent de rester à leur tête...

- Je refuserai.

- Vous ne le pourrez pas!...

- Je refuserai, vous dis-je!" répéta Jean d'un ton si affirmatif que Clary en demeura interdite. Et alors, plus doucement, il reprit:

"Clary de Vaudreuil, nous ne pouvons prévoir l'avenir. J'espère, pourtant, que les événements tourneront à l'avantage de notre cause. Mais, ce qui vaudrait mieux pour moi, ce serait de succomber en la défendant...

- Succomber!... vous!... s'écria la jeune fille, dont les yeux se noyèrent de larmes. Succomber, Jean!... Et vos amis?...

- Des amis!... à moi... des amis!" répondit Jean.

Et son attitude était bien celle d'un misérable que toute une vie d'opprobre aurait mis au ban de l'humanité.

"Jean, reprit Mlle de Vaudreuil, vous avez affreusement souffert autrefois, et vous souffrez toujours! Et, ce qui rend votre situation plus douloureuse, c'est de ne pouvoir... non!... de ne vouloir vous confier à personne... pas même à moi, qui prendrais si volontiers une part de vos peines!... Eh bien... je saurai attendre, et je ne vous demande rien que de croire à mon amitié...

- Votre amitié!..." murmura Jean.

Et il se recula de quelques pas, comme si rien que son amitié eût pu flétrir cette pure jeune fille!

Et pourtant, les seules consolations qui l'eussent aidé à supporter cette horrible existence, n'était-ce pas celles qu'il aurait trouvées dans l'intimité de Clary de Vaudreuil? Pendant le temps passé à la villa Montcalm, son cœur s'était senti pénétré de cette ardente sympathie qu'il lui inspirait et qu'il ressentait pour elle... Mais non! C'était impossible... Le malheureux!... Si jamais Clary apprenait de qui il était le fils, elle le repousserait avec horreur!... Un Morgaz!... Aussi, comme il l'avait dit à sa mère, au cas où Joann et lui survivraient à cette dernière tentative, ils disparaîtraient!... Oui!... Une fois le devoir accompli, la famille déshonorée irait si loin, si loin que l'on n'entendrait plus parler d'elle!

Silencieusement et tristement, Clary et Jean revinrent ensemble à la ferme!

Vers quatre heures, un gros tumulte se produisit devant la porte de la cour. Le buggie rentrait. Signalé de loin par les cris de joie des invités, il ramenait, en même temps que M. de Vaudreuil, maître Nick et son jeune clerc.

Quel accueil on fit à l'aimable notaire de Montréal - l'accueil qu'il méritait, d'ailleurs - tant on était heureux de sa visite à la ferme de Chipogan!

"Monsieur Nick... bonjour, monsieur Nick! s'écrièrent les aînés, tandis que les cadets le serraient dans leurs bras et que les petits lui sautaient aux jambes.

"Oui, mes amis, c'est moi! dit-il en souriant. C'est bien moi et non un autre! Mais du calme! Il n'est pas nécessaire de déchirer mon habit pour vous en assurer!

- Allons, finissez, les enfants! s'écria Catherine.

- Vraiment, reprit le notaire, je suis enchanté de vous voir et de me voir chez mon cher client Thomas Harcher!

- Monsieur Nick, que vous êtes bon de vous être dérangé! répondit le fermier.

- Eh! je serais venu de plus loin, s'il l'avait fallu, même de plus loin que du bout du monde, du soleil, des étoiles... oui, Thomas, des étoiles!...

- C'est un honneur pour nous, monsieur Nick, dit Catherine, en faisant signe à ses onze filles de faire la révérence.

- Et pour moi un plaisir!... Ah! que vous êtes toujours belle, madame Catherine!... Voyons!... Quand cesserez-vous de rajeunir, s'il vous plaît?

- Jamais!... Jamais! s'écrièrent à la fois les quatorze fils de la fermière.

- Il faut que je vous embrasse, dame Catherine, reprit maître Nick. - Vous permettrez, dit-il au fermier, après avoir fait claquer les joues de sa vigoureuse moitié.

- Tant qu'il vous plaira, répondit Thomas Harcher, et même davantage, si ça vous fait plaisir!

- Allons, à ton tour, Lionel, dit le notaire en s'adressant à son clerc. Embrasse madame Catherine...

- Bien volontiers! répondit Lionel, qui reçut un double baiser en échange du sien.

- Et maintenant, reprit maître Nick, j'espère qu'elle sera gaie, la noce de la charmante Rose, que j'ai fait plus d'une fois sauter sur mes genoux, quand elle était petite! - Où est-elle?

- Me voici, monsieur Nick, répondit Rose, toute florissante de santé et de belle humeur.

- Oui, charmante, en vérité, répéta le notaire, et trop charmante, pour que je ne l'embrasse pas sur ses deux joues, bien dignes du nom qu'elle porte!"

Et c'est ce qu'il fit bel et bien. Mais cette fois, à son grand regret, Lionel ne fut point invité à partager cette aubaine.

"Où est le fiancé? dit alors maître Nick. Est-ce qu'il aurait oublié, par hasard, que c'est aujourd'hui que nous signons le contrat?... Où est-il, le fiancé?

- Me voici, répondit Bernard Miquelon.

- Ah! le joli garçon... l'aimable garçon! s'écria maître Nick. Je l'embrasserais volontiers, lui aussi, pour finir...

- À votre aise, monsieur Nick, répondit le jeune homme, en ouvrant les bras.

- Bon! répondit maître Nick en hochant la tête, j'imagine que Bernard Miquelon aimera beaucoup mieux un baiser de Rose que de moi!... Aussi, Rose, embrasse ton futur mari à ma place et sans tarder!"

Ce que Rose, un peu confuse, fit aux applaudissements de toute la famille.

"Eh! j'y pense, vous devez avoir soif, monsieur Nick, dit Catherine, et votre clerc aussi?

- Très soif, ma bonne Catherine.

- Extrêmement soif, ajouta Lionel.

- Eh bien, Thomas, que fais-tu là à nous regarder? Mais va donc à l'office! Un bon toddy pour monsieur Nick, que diable! et un non moins bon pour son clerc!... Est-ce qu'il faut que je te le répète?"

Non! Une seule fois suffisait, et le fermier, suivi de trois de ses filles, s'empressa de courir vers l'office.

Pendant ce temps, maître Nick, qui venait d'apercevoir Clary de Vaudreuil, s'était approché d'elle.

"Eh bien, ma chère demoiselle, dit-il, à la dernière visite que j'ai faite à la villa Montcalm, nous nous étions donné rendez-vous à la ferme de Chipogan, et je suis heureux..."

La phrase du notaire fut interrompue par une exclamation de Lionel, dont la surprise était bien naturelle. Ne voilà-t-il pas qu'il se trouvait en face du jeune inconnu, qui avait si sympathiquement accueilli ses essais poétiques, quelques semaines avant?

"Mais... c'est monsieur... monsieur..." répétait-il.

M. de Vaudreuil et Clary se regardèrent, saisis d'une vive inquiétude. Comment Lionel connaissait-il Jean? Et, s'il le connaissait, savait-il ce que la famille Harcher ignorait encore, c'est-à-dire que celui auquel la ferme donnait asile fût Jean-Sans-Nom, traqué par les agents de Gilbert Argall?

"En effet... dit à son tour le notaire qui se retourna vers le jeune homme. Je vous reconnais, monsieur!... C'est bien vous qui avez été notre compagnon de route, lorsque mon clerc et moi nous avons pris le stage pour nous rendre, au commencement de septembre, à la villa Montcalm?

- C'est bien moi, oui, monsieur Nick, répondit Jean, et c'est avec grand plaisir, n'en doutez pas, que je vous retrouve à la ferme de Chipogan, ainsi que notre jeune poète...

- Dont la poésie a reçu une mention honorable de la Lyre-Amicale! s'écria le notaire. C'est décidément un nourrisson des Muses que j'ai l'honneur de posséder dans mon étude pour griffonner mes actes!

- Recevez mes compliments, mon jeune ami, dit Jean. Je n'ai point oublié votre charmant refrain:

Naître avec toi, flamme follette,

Mourir avec toi, feu follet!

- Ah! monsieur!" répondit Lionel, très fier des éloges que lui valaient ces vers, restés dans la mémoire d'un véritable connaisseur.

En entendant cet échange d'aménités, M. et Mlle de Vaudreuil furent absolument rassurés sur le compte du jeune proscrit. Maître Nick leur narra alors en quelles circonstances ils s'étaient rencontrés sur la route de Montréal à l'île Jésus, et Jean lui fut présenté comme le fils adoptif de la famille Harcher. L'explication finit par de bonnes poignées de main de part et d'autre.

Cependant Catherine criait d'une voix impérieuse:

"Allons, Thomas!... Allons!... Il n'en finit jamais!... Et ces deux toddys!... Veux-tu donc laisser monsieur Nick et monsieur Lionel mourir de soif?...

- C'est prêt, Catherine, c'est prêt! répondit le fermier. Ne t'impatiente pas!..."

Et Thomas Harcher, apparaissant sur le seuil, invita le notaire à le suivre dans la salle à manger.

Si maître Nick ne se fit point prier, Lionel ne se fit pas prier davantage. Là, prenant place l'un et l'autre à une table garnie de tasses coloriées et de serviettes d'une éclatante blancheur, ils se rafraîchirent de ce toddy - agréable breuvage, composé de genièvre, de sucre, de cannelle, et flanqué de deux rôties croustillantes. Cet en-cas devait permettre d'attendre l'heure du dîner sans trop défaillir.

Puis, chacun s'occupa des derniers préparatifs pour la grande fête du lendemain, dont on parlerait longtemps, sans doute, à la ferme de Chipogan.

Maître Nick, lui, allait de l'un à l'autre. Il avait un mot aimable pour chacun, tandis que M. de Vaudreuil, Clary et Jean s'entretenaient de choses plus sérieuses, en se promenant sous les arbres du jardin.

Vers cinq heures, tous, parents, invités, se réunirent dans la grande salle, pour la signature du contrat de mariage. Il va de soi que maître Nick devait présider cette importante cérémonie, et ce qu'il allait déployer de dignité et de grâce tabellionnesque, on n'aurait pu l'imaginer.

À cette occasion, divers cadeaux de noce furent remis entre les mains des fiancés. Pas un des frères ou des beaux-frères, pas une des soeurs ou des belles-soeurs, qui n'eût fait quelque emplette au profit de Rose Harcher et Bernard Miquelon. Et, tant en bijoux de valeur qu'en ustensiles d'une utilité plus pratique, ces présents devaient amplement suffire pour l'entrée en ménage des jeunes mariés. D'ailleurs, Rose, devenue madame Miquelon, en songeait point à quitter Chipogan. Bernard et les enfants, qui ne lui manqueraient certainement pas, c'était un accroissement de personnel auquel il serait fait bon accueil à la ferme de Thomas Harcher.

Inutile de dire que les plus précieux cadeaux furent offerts par M. et Mlle de Vaudreuil. Pour Bernard Miquelon, une excellente carabine de chasse, qui eût pu rivaliser avec l'arme favorite de Bas-de-Cuir; pour Rose, une parure de cou, qui la fit paraître plus charmante encore. Quant à Jean, il remit à la sœur de ses braves compagnons un coffret, muni de tous ces fins outils de couture, de broderie, de tapisserie, qui ne pouvaient que faire le plus grand plaisir à une bonne ménagère.

Et, à chaque don, les applaudissements d'éclater, les cris de se joindre aux applaudissements! Et, on le peut croire, ils redoublèrent, lorsque maître Nick - solennellement - passa au doigt des fiancés leur anneau de mariage, qu'il avait acheté chez le meilleur joaillier de Montréal, et dont le double cercle d'or portait déjà leurs noms en exergue.

Puis, le contrat fut lu - à haute et intelligible voix, comme on dit en style de notaire. Il y eut quelque attendrissement, lorsque maître Nick fit connaître que M. de Vaudreuil, par amitié pour son fermier Thomas Harcher, pour reconnaître ses bons soins, ajoutait une somme de cinq cents piastres à la dot de la fiancée.

Cinq cents piastres! Quand, un demi-siècle avant, une fiancée, pourvue d'une dot de cinquante francs, passait pour un riche parti dans les provinces canadiennes.

"Maintenant, mes amis, dit maître Nick, nous allons procéder à la signature du contrat - les fiancés d'abord, puis les père et mère, puis M. et Mlle de Vaudreuil, puis...

- Nous signerons tous!" cria-t-on avec un tel entrain que le notaire en fut assourdi.

Et alors, grands et petits, amis et parents, vinrent, chacun son tour, apposer leur paraphe au bas de l'acte, qui assurait l'avenir des jeunes conjoints.

Cela prit du temps! En effet, les passants entraient maintenant dans la ferme, attirés par le joyeux tumulte de l'intérieur. Ils mettaient leur signature sur l'acte, auquel il faudrait ajouter des pages et des pages, si cela continuait. Et pourquoi tout le village et même tout le comté n'aurait-il pas afflué, puisque Thomas Harcher offrait au choix des visiteurs les boissons les plus variées, cok-tails, vight-caps, tom-jerries, hot-scotchs, et surtout des pintes de ce whisky, qui coule aussi naturellement vers les gosiers canadiens que le Saint-Laurent vers l'Atlantique.

Maître Nick se demandait donc si la cérémonie prendrait jamais fin. D'ailleurs, le digne homme, épanoui, ne tarissait pas, disait un mot gai à chacun, tandis que Lionel, passant la plume de l'un à l'autre, faisait observer qu'il faudrait bientôt en prendre une nouvelle, car elle s'usait à cette interminable queue de signatures qui s'allongeait sans cesse.

"Enfin, est-ce tout? demanda maître Nick, après une heure de vacation.

- Pas encore! s'écria Pierre Harcher, qui s'était avancé jusqu'au seuil de la grande porte, afin de voir s'il ne passait plus personne sur la route.

- Et qui vient donc?... cria maître Nick.

- Une troupe de Hurons!

- Qu'ils entrent, qu'ils entrent! répliqua le notaire. Leurs signatures n'en feront pas moins honneur aux fiancés! Quel contrat, mes amis, quel contrat! J'en ai bien dressé des centaines dans ma vie, mais jamais qui aient réuni les noms de tant de braves gens au bas de leur dernière page!"

En ce moment, les sauvages parurent et furent accueillis par de retentissants cris de bienvenue. D'ailleurs, il n'avait point été nécessaire de les inviter à entrer dans la cour. C'est bien là qu'ils venaient, au nombre d'une cinquantaine - hommes et femmes. Et, parmi eux, Thomas Harcher reconnut le Huron qui s'était présenté la veille, pour demander si maître Nick ne se trouvait pas à la ferme de Chipogan.

Pourquoi cette troupe de Mahogannis avait-elle quitté son village de Walhatta? Pourquoi ces Indiens arrivaient-ils en grande cérémonie, afin de rendre visite au notaire de Montréal?

C'était pour un motif de haute importance, ainsi qu'on va bientôt le savoir.

Ces Hurons - et ils ne le font que dans les circonstances solennelles - étaient revêtus de leur costume de guerre. La tête coiffée de plumes multicolores, leurs longs et épais cheveux, descendant jusqu'à l'épaule d'où retombait le manteau de laine bariolée, le torse recouvert d'une casaque en peau de daim, les pieds chaussés de mocassins en cuir d'orignal, tous étaient armés de ces longs fusils qui, depuis bien des années, ont remplacé chez les tribus indiennes l'arc et les flèches de leurs ancêtres. Mais la hache traditionnelle, le tomahawk de guerre, pendait toujours à la courroie d'écorce qui leur ceignait la taille.

En outre - détail qui accentuait plus encore la gravité de la démarche qu'ils venaient faire à la ferme de Chipogan - une couche de peinture toute fraîche enluminait leur visage. Le bleu d'azur, le noir de fumée, le vermillon, accentuaient d'un relief étonnant leur nez aquilin, troué de larges narines, leur bouche grande, meublée de deux rangées de dents courbes et régulières, leurs pommettes saillantes et carrées, leurs yeux petits et vifs, dont l'orbite noir flamboyait comme une braise.

À cette députation de la tribu s'étaient jointes quelques femmes, de Walhatta - sans doute, les plus jeunes et les plus jolies des Mahoganniennes. Ces squaws portaient un corsage d'étoffe brodée, dont les manches découvraient l'avant-bras, une jupe à couleurs éclatantes, des "mitasses" en cuir de caribou, garnies de piquant de hérissons, et lacées sur leurs jambes, de souples mocassins, soutachés de grains de verroterie, dans lesquels s'emprisonnaient leurs pieds, dont une Française eût pu envier la petitesse.

Ces Indiens avaient doublé, si c'est possible, l'air de gravité qui leur est habituel. Ils s'avancèrent cérémonieusement jusqu'au seuil de la grande salle, où se tenaient M. et Mlle de Vaudreuil, le notaire, Thomas et Catherine Harcher, tandis que le reste de l'assistance se massait dans la cour.

Et alors, celui qui paraissait être le chef de la troupe, un Huron de haute taille, âgé d'une cinquantaine d'années, tenant à la main un manteau de fabrication indigène, dit, en s'adressant au fermier d'une voix grave:

"Nicolas Sagamore est-il à la ferme de Chipogan?

- Il y est, répondit Thomas Harcher.

- Et j'ajoute que le voici," s'écria le notaire, très surpris que sa personne pût être l'objet de cette visite.

Le Huron se retourna vers lui, releva fièrement la tête, et, d'un ton plus imposant encore:

"Le chef de notre tribu, dit-il, vient d'être rappelé par le grand Wacondah, le Mitsimanitou de nos pères. Cinq lunes se sont écoulées depuis qu'il parcourt les heureux territoires de chasse. L'héritier direct de son sang est maintenant Nicolas, le dernier des Sagamores. À lui appartient désormais le droit d'enterrer le tomahawk de paix ou de déterrer la hache de guerre!"

Un profond silence de stupéfaction accueillit cette déclaration si inattendue. Dans le pays, on savait bien que maître Nick était d'origine huronne, qu'il descendait des grands chefs de la tribu des Mahogannis; mais nul n'eût jamais imaginé - et lui moins que personne - que l'ordre d'hérédité pût l'appeler à la tête d'une peuplade indienne.

Et, alors, au milieu du silence que nul n'avait osé interrompre, l'Indien reprit en ces termes:

"À quelle époque mon frère voudra-t-il venir s'asseoir au feu du Grand Conseil de sa tribu, revêtu du manteau traditionnel de ses ancêtres?"

Le porte-parole de la députation ne mettait pas même en doute l'acceptation du notaire de Montréal, et il lui présentait le manteau mahogannien.

Et, comme maître Nick, absolument interloqué, ne se décidait pas à répondre, un cri retentit, auquel cinquante autres se joignirent à la fois:

"Honneur!... Honneur à Nicolas Sagamore!"

C'était Lionel qui l'avait jeté, ce cri d'enthousiasme! S'il était fier de la haute fortune qui arrivait à son patron, s'il pensait que l'éclat en rejaillirait sur les clercs de son étude et plus spécialement sur lui-même, s'il se réjouissait à l'idée qu'il marcherait désormais aux côtés du grand chef des Mahogannis, ce serait perdre son temps que d'y insister.

Cependant M. de Vaudreuil et sa fille ne pouvaient s'empêcher de sourire, en voyant la mine stupéfaite de maître Nick. Le pauvre homme! Tandis que le fermier, sa femme, ses enfants, ses amis, lui adressaient leurs sincères félicitations, il ne savait auquel entendre.

Alors l'Indien posa de nouveau sa question, qui n'admettait pas d'échappatoire:

"Nicolas Sagamore consent-il à suivre ses frères au wigwam de Walhatta?"

Maître Nick restait bouche béante. Bien entendu, il ne consentirait jamais à se démettre de ses fonctions, pour aller régner sur une tribu huronne. Mais, d'autre part, il ne voulait point blesser par un refus les Indiens de sa race, qui l'appelaient par droit de succession à un tel honneur.

"Mahogannis, dit-il enfin, je ne m'attendais pas... Je suis indigne, vraiment!... Vous comprenez... mes amis... je ne suis ici qu'en qualité de notaire!..."

Il balbutiait, il cherchait ses mots, il ne trouvait rien de net à répondre.

Thomas Harcher lui vint en aide.

"Hurons, dit-il, maître Nick est maître Nick, du moins jusqu'à ce que la cérémonie du mariage soit accomplie. Après, s'il lui convient, il quittera la ferme de Chipogan et sera libre de retourner avec ses frères à Walhatta!

- Oui!... après la noce!" s'écria toute l'assistance, qui tenait à conserver son notaire.

Le Huron remua doucement la tête, et, après avoir pris l'avis de la députation:

"Mon frère ne peut hésiter, dit-il. Le sang des Mahogannis coule dans ses veines et lui impose des droits et des devoirs qu'il ne voudra pas refuser...

- Des droits!... des droits!... Soit! murmura maître Nick. Mais, des devoirs...

- Accepte-t-il? demanda l'Indien.

- S'il accepte!... s'écria Lionel. Je le crois bien! Et, pour témoigner de ses sentiments, il faut qu'il revête à l'instant le manteau royal des Sagamores!...

- Il ne se taira donc pas, l'imbécile!" répétait maître Nick entre ses dents.

Et, volontiers, le pacifique notaire eût calmé d'une taloche l'enthousiasme intempestif de son clerc.

M. de Vaudreuil vit bien que maître Nick ne demandait qu'à gagner du temps. Aussi, s'adressant à l'Indien, il lui dit que, certainement, le descendant des Sagamores ne songeait point à se soustraire aux devoirs que lui imposait sa naissance. Mais, quelques jours, quelques semaines peut-être, étaient nécessaires, afin qu'il pût régler sa situation à Montréal. Il convenait donc de lui donner le temps de mettre ordre à ses affaires.

"Cela est sage, répondit l'Indien, et puisque mon frère accepte, qu'il reçoive en gage de son acceptation le tomahawk du grand chef, appelé par le Wacondah à chasser dans les prairies heureuses, et qu'il le passe à sa ceinture!"

Maître Nick dut prendre l'arme favorite des tribus indiennes, et, tout déconfit, comme il n'avait point de ceinture, il la posa piteusement sur son épaule.

La députation fit alors entendre le "hugh" traditionnel des sauvages du Far-West, sorte d'exclamation approbative, en usage dans le langage indien.

Quant à Lionel, il ne se possédait pas de joie, bien que son patron lui parût particulièrement embarrassé d'une situation qui prêterait à rire dans la confrérie des notaires canadiens. Avec sa nature de poète, il entrevoyait déjà qu'il serait appelé à célébrer les hauts faits des Mahogannis, à mettre en vers lyriques le chant de guerre des Sagamores, avec la crainte, toutefois, de ne pas trouver une rime à tomahawk.

Les Hurons allaient se retirer, tout en regrettant que maître Nick, empêché par ses fonctions, n'eût pas abandonné la ferme pour les suivre, lorsque Catherine eut une idée, dont le notaire ne lui sut aucun gré, sans doute.

"Mahogannis, dit-elle, c'est une fête de mariage qui nous réunit en ce jour à la ferme de Chipogan. Voulez-vous y rester en compagnie de votre nouveau chef? Nous vous offrons l'hospitalité, et, demain, vous prendrez place au festin, dans lequel Nicolas Sagamore occupera le siège d'honneur!"

Un tonnerre d'applaudissements éclata, lorsque Catherine Harcher eut formulé son obligeante proposition, et il se prolongea de plus belle, lorsque les Mahogannis eurent accepté une invitation qui leur était faite de si bon cœur.

Quant à Thomas Harcher, il n'aurait qu'à augmenter la table de noce d'une cinquantaine de couverts - ce qui n'était pas pour l'embarrasser, car la salle était vaste, et même plus que suffisante pour ce surcroît de convives.

Maître Nick dut alors se résigner, puisqu'il ne pouvait faire autrement, et il reçut l'accolade des guerriers de sa tribu qu'il eût volontiers envoyés au diable.

Pendant la soirée, il y eut danses des garçons et des filles, qui s'en donnèrent à toutes"gigues", comme on disait en Canada, surtout dans les rondes à la mode française, accompagnées de ce joyeux refrain:

Dansons à l'entour,

Toure-toure,

Dansons à l'entour!

et aussi dans les "scotch-reels" d'origine écossaise, qui étaient si recherchés au commencement du siècle.

Et, c'est de cette façon que se termina le deuxième jour de fête à la ferme de Chipogan.

 

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