|
Augustin-Norbert Morin (1803-1865) Au sein du mouvement patriote, l'un de ceux s'étant particulièrement intéressés aux questions de langue et de culture.
|
Par France Mansour, étudiante au Bacc. en histoire, UQAM
Les Rébellions portent une grande charge symbolique dans notre mémoire
collective. Perçues comme événement fondateur du mouvement d’affirmation
nationale québécois, les Rébellions suscitent maints questionnements qui
interpellent notre sensibilité contemporaine. La question de la protection de la
langue française est de ceux-là. On peut dès lors se demander quelle place
revêtait cette question dans les revendications patriotes. Si les historiens
nationalistes des années 1930-40, dont Gérard Filteau, en faisaient une de leurs
revendications principales, cette interprétation a été relativisée depuis.
Je considérerai ici les Rébellions comme un mouvement d’affirmation nationale
visant à faire valoir les intérêts des Canadiens français face aux
fonctionnaires britanniques et au lobby des marchands anglais. Initié sur la
scène politique par la petite bourgeoisie canadienne française, ce mouvement
bénéficie d’un important support populaire et vise principalement à assurer à la
majorité canadienne française un poids correspondant à son importance
démographique dans la vie politique de la colonie. À travers leur lutte pour une
juste représentation politique des Canadiens français, les députés patriotes,
mus par l’idéal libéral d’égalité, cherchent à faire reconnaître la valeur de
leur culture d’origine française, souvent considérée comme arriérée par les
autorités anglaises et à protéger leurs acquis culturels, plus particulièrement,
la langue française, dans l’optique d’assurer l’égalité des chances aux
Canadiens français dans la vie économique et politique bas-canadienne.
Le mouvement patriote s’inscrit dans l’émergence d’une conscience nationale
canadienne française construite à travers l’héritage français et britannique.
Ainsi, à une première distanciation face aux origines françaises lors de la
Conquête, se conjugue la prise de conscience, dans les années 1820-30, de former
un groupe national dont les intérêts socio-économiques diffèrent de ceux des
élites britanniques ou anglo-canadiennes accaparant les instances
décisionnelles. Dans un contexte de main-mise britannique sur l’économie et les
institutions gouvernementales, « le facteur national s’imposa de lui-même à la
conscience collective (BELLAVANCE, 2000 : 374) ». Les Canadiens français en
viennent, dès lors, à se considérer comme un peuple francophone et catholique
dont maintes coutumes sont héritées de la France, mais surtout comme un peuple
d’Amérique, et ne rechignent pas à reconnaître l’influence britannique et
états-unienne sur leurs mœurs, entre autres politiques.
La première phase du courant national et démocratique est celle de la
contestation des monarchies de droit divin et de l’élargissement des libertés
individuelles par rapport à l’État. La légitimité, dans l’esprit des libéraux,
passe du souverain vers la nation, à travers les institutions parlementaires et
leur garantie constitutionnelle. Ces idées atteignent le Bas-Canada dès 1776,
sous l’influence du républicanisme états-unien, et en 1791 avec l’instauration
d’une constitution (BELLAVANCE, 2000 : 370). Se réclamant des idéaux du
libéralisme politique, les patriotes cherchent à faire valoir leurs droits
devant la Couronne britannique afin d’obtenir les aménagements constitutionnels
susceptibles de mieux représenter leur nation. Ainsi, la 52e résolution :
Résolu, Que c’est l’opinion de ce comité, que puisqu’un
fait, qui n’a pas dépendu du choix de la majorité du peuple de cette
province, son origine française et son usage de la langue française, est
devenu pour les autorités coloniales un prétexte d’injure, d’exclusion,
d’infériorité politique et de séparations de droits et d’intérêts, cette
chambre en appelle à la justice du gouvernement de Sa Majesté et de son
parlement, et à l’honneur du peuple anglais; que la majorité des habitants
du pays n’est nullement disposée à répudier aucun des avantages qu’elle
tire de son origine et de sa descendance de la nation française, qui sous
le rapport des progrès qu’elle a fait faire à la civilisation, aux
sciences, aux lettres et aux arts, n’a jamais été en arrière de la nation
britannique, et qui, aujourd’hui, dans la cause de la liberté et la
science du gouvernement, est sa digne émule; de qui ce pays tient la plus
grande partie de ses lois civiles et ecclésiastiques, la plupart de ses
établissements d’enseignement et de charité, et la religion, la langue,
les habitudes, les mœurs et les usages de la grande majorité de ses
habitants (BÉDARD, 1869 : 348-49).
Les patriotes cherchent ici à affirmer leur appartenance à une entité
nationale d’origine française et le droit de cette nation à bénéficier d’une
reconnaissance égale à celle dont bénéficient les Canadiens anglais.
Dans ce contexte, on peut voir dans l’insistance que mettent les discours
patriotes sur l’aspect politique de la crise bas-canadienne (contrôle des
subsides, nomination des officiers, électivité du Conseil législatif,
court-circuitage du gouvernement colonial par le boycott des produits anglais),
l’expression de la volonté de participer à la gouvernance de la colonie afin, et
là résiderait l’objectif final des patriotes, de promouvoir le projet de société
qu’ils croient le plus apte à assurer l’épanouissement national, perçu comme
brimé par les institutions constitutionnelles en place et sévèrement compromis
par les Résolutions Russel. « Que cette violation [les Résolutions Russel] de
notre constitution est attentoire à la liberté du peuple, et tend à détruire son
existence politique, par le renversement prochain des lois, culte, langage,
mœurs et autres institutions des habitans de cette province (BERNARD, 1987 :
«Assemblée de Saint-François-du-Lac »). »
Cet épanouissement national passe notamment par le maintien des institutions
sociales et culturelles propres au Bas-Canada et dont la langue française est
une composante essentielle. « Or, le plus important, et le plus sacré de ces
usages est indubitablement celui par lequel un peuple donne les mêmes noms aux
choses et les mêmes signes aux idées (MORIN, 1825 : 11). » À cet égard, les
patriotes revendiquent, entre autres, un système scolaire francophone adéquat et
la prestation des services gouvernementaux en français, particulièrement dans le
domaine juridique.
La question d’une éducation francophone accessible préoccupe l’Assemblée, en
témoignent l’adoption à l’arraché de la loi des écoles de fabriques en 1824 et
celle des écoles de l’Assemblée en 1829. « Si l’on vouloit anéantir, pour les
Canadiens, tous les moyens d’acquérir des talents et les connoissances utiles
que procurent l’éducation parmi eux, on ne pourroit prendre un moyen plus sur et
plus efficace que d’abolir l’usage de la langue Françoise dans nos colléges et
ailleurs (VIGER, 1809 : 11). » Ainsi, une éducation de qualité en français
s’avère, pour les patriotes, indissociable du développement économique et social
du Bas-Canada. Or cette éducation est mise en péril par les autorités en place :
« [...] 13° Les injustes obstacles opposés par un exécutif, ami des abus et de
l’ignorance, à la fondation de colléges dotés par des hommes vertueux et
désintéressés, pour répondre aux besoins et aux désirs croissants de la
population, de recevoir une éducation soignée (BÉDARD, 1869 : 359). »
Le problème de la prestation des services publics en français dans le contexte
où la majorité des fonctionnaires sont unilingues anglais préoccupe également
les patriotes. C’est dans le domaine judiciaire que ce problème se révèle le
plus criant.
Résolu, -Que c’est l’opinion de ce comité, que par suite de leurs liaisons avec
les membres des administrations provinciales et leurs antipathies contre le
pays, quelques-uns des dits juges ont, en violation des lois, tenté d’abolir,
dans les cours de justice, l’usage de la langue parlée par la majorité des
habitants du pays, nécessaire à la libre action des lois et formant partie des
usages à eux assurés, de la manière la plus solemnelle, par des actes du droit
public et statuts du parlement britannique (BÉDARD, 1869 : 355-56).
Pour A. N. Morin, le français doit être maintenu comme langue du droit afin de
garantir l’accessibilité de la justice, déjà limitée par l’éloignement des
campagnes et le manque d’éducation des plaignants, et qui serait autrement
inaccessible à la masse des ruraux francophones. Par ailleurs, les hommes de loi
devant obligatoirement parler anglais, l’accès à la profession d’avocat est
limité pour les Canadiens français. Encore, il estime nécessaire que le
plaignant puisse s’assurer de la conformité de l’action entamée par son
représentant d’où la nécessité de comprendre la langue des procédures (MORIN,
1825 : 8).
[...] quelle doit être la langue juridique d’un pays? La réponse se présente
tout bonnement; c’est la langue du peuple que l’on juge. Ici toutefois
d’injustes distinctions politiques tendent sans cesse à faire reconnoître en
principe que les Canadiens dont neuf sur dix au moins n’entendent que le
françois, sont obligés de se servir de la langue angloise dans tous leurs actes
civils, lors même qu’il n’est aucune des parties intéressées qui ne l’ignore.
Entre les raisons qu’on apporte au soutien de cette doctrine oppressive les
principales sont les avantages de l’uniformité, la dépendance où nous sommes de
l’Angleterre, la supériorité que doit avoir sur toute autre la langue de
l’Empire, celle du Souverain. [...] les journaux anglois [...] s’efforcent
d’insinuer qu’il devroit y avoir dans le pays une classe privilégiée de sujets
qui fît la loi aux autres sous le rapport du langage comme de tout le reste
(MORIN, 1825 : 4-5).
Les revendications patriotes, en ce qui a trait à la protection de la langue
française, se placent dans l’optique du droit naturel des peuples à la
conservation de leurs acquis culturels, de la reconnaissance de leur liberté
comme sujets britanniques à conserver certains usages français et à bénéficier
de services en langue française, droits garantis par la Constitution de 1791
(MORIN, 1825, 5-6). La langue française n’a toutefois pas, dans leur vision, de
primauté sur la langue anglaise, tous les sujets britanniques étant égaux en
droit devant la Constitution et devant le roi.
Les Canadiens anglois de naissance ne sont pas plus étrangers ici que les
Canadiens françois; ils ont les mêmes droits que nous, ils sont protégés par les
mêmes lois, et soumis aux mêmes usages; ils ont dû considérer avant de se fixer
ici, l’ordre des choses qui y étoit établi. Nous ne leur contestons pas la
légalité de leur langage; nous voulons seulement défendre celle du nôtre (MORIN,
1825 : 14).
Ainsi, la lutte patriote, tendue vers le contrôle des institutions politiques,
est-elle sous-tendue par un projet de société inclusif où la nation pourrait
assurer son épanouissement économique.
Que nous appelons de tous nos vœux l’union entre les habitans de cette Province
de toute croyance et de toute langue, et origine, que pour la défense commune,
pour l’honneur et le salut du Pays chacun doit faire le sacrifice de ses
préjugés; nous donner la main pour obtenir un gouvernement sage et protecteur
qui en faisant renaître l’harmonie fasse en même temps fleurir l’agriculture, le
commerce et l’industrie nationale (BERNARD, 1987 : « Assemblée de
Saint-Scolastique »).
Ainsi, si l’on ne perçoit guère, dans les déclarations patriotes, l’urgence de
préserver une langue française mise en péril, ces documents témoignent sans
conteste du désir de voir le français reconnu dans la vie publique, au même
titre que l’anglais. De même, le français, en tant que caractéristique
culturelle, est perçu comme devant être préservé, par l’éducation notamment, en
vertu du droit naturel des peuples à la conservation. En fait, la quête patriote
s’inscrit dans la foulée du libéralisme : légitimité populaire, égalité devant
la loi et garantie des libertés individuelles. De ce fait, la langue n’apparaît
pas comme revendication première dans le programme patriote en ce que les
patriotes cherchent d’abord à assurer aux Canadiens français le contrôle de leur
appareil gouvernemental, qu’ils conçoivent comme garant de leur épanouissement
national, économique et culturel. Il est significatif de voir comment cette
dialectique entre langue et contrôle politique s’est perpétuée en se
transformant à travers l’évolution du mouvement nationaliste québécois, mais
surtout comment l’objectif de survivance qui s’est imposé suite à l’échec des
Rébellions s’est cristallisé autour de la langue et a modifié notre rapport à
celle-ci.
Bibliographie
BÉDARD, Théophile-Pierre. Histoire de cinquante ans (1791-1841): annales
parlementaires et politiques du Bas-Canada depuis la Constitution jusqu’à
l’Union. Québec, 1869, des presses à vapeur de Léger Brousseau.
BELLAVANCE, Marcel. « La rébellion de 1837 et les modèles théoriques de
l’émergence de la nation et du nationalisme. » Revue d’histoire de l’Amérique
française, vol. 53, no 3 (hiver 2000), p.367-400.
BERNARD, Jean-Paul. Assemblées publiques, résolutions et déclarations de
1837-1838. Montréal, VLB, 1987.
FILTEAU, Gérard. Histoire des Patriotes. Sillery, Septentrion, c1937,
2003.
MORIN, A. N. Lettre à l’honorable Edward Bowen, Ecuyer, Un des Juges de la
Cour du Banc du Roi de Sa Majesté pour le District de Québec. Montréal,
Imprimé par James Lane; Reedition-Québec, 1825, 1968.
REID, Philippe. « L’émergence du nationalisme canadien-français ; l’idéologie du
Canadien (1806-1842). » Recherches sociographiques, vol. XXI, nos 1-2 (janvier-août
1980), p. 11-53.
VIGER, D. B. Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada, la
conservation des établissemens du pays, les mœurs, l’éducation, etc. de ses
habitans et les conséquences qu’entraîneroient leur décadence par rapport aux
intérêts de la Grande Bretagne. Montréal, Imprimé chez James Brown,
Libraire, 1809.
| |